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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t4.djvu/462

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sa mesure, sait s’abaisser à la leur ! Les vrais principes du juste, les vrais modeles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l’ordre, se gravent dans son entendement ; il voit la place de chaque chose & la cause qui l’en écarte ; il voit ce qui peut faire le bien & ce qui l’empêche. Sans avoir éprouvé les passions humaines il connoit leurs illusions & leur jeu.

J’avance attiré par la force des choses, mais sans m’en imposer sur les jugements des Lecteurs. Depuis long-tems ils me voient dans le pays des chimeres ; moi je les vois toujours dans le pays des préjugés. En m’écartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit ; je les examine, je les médite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance du raisonnement. Toutes les fois qu’il me force à m’écarter d’elles, instruit par l’expérience, je me tiens déjà pour dit qu’ils ne m’imiteront pas ; je sais que s’obstinant à n’imaginer que ce qu’ils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un être imaginaire & fantastique, parce qu’il differe de ceux auxquels ils le comparent ; sans songer qu’il faut bien qu’il en differe, puisqu’élevé tout différemment, affecté de sentimens tout contraires, instruit tout autrement qu’eux, il seroit beaucoup plus surprenant qu’il leur ressemblât que d’être tel que je le suppose. Ce n’est pas l’homme de l’homme, c’est l’homme de la Nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux.

En commençant cet ouvrage, je ne supposois rien que tout le monde ne pût observer ainsi que moi, parce qu’il