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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/297

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porte nécessairement un autre, qui est de commencer par s’aimer avant de s’unir. C’est-là le droit de la nature que rien ne peut abroger : ceux qui l’ont gênée par tant de loix civiles, ont eu plus d’égard à l’ordre apparent qu’au bonheur du mariage & aux mœurs des Citoyens. Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons pas une morale difficile. Elle ne tend qu’à vous rendre maîtresse de vous-même, & à nous en rapporter à vous sur le choix de votre époux.

” Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une entiere liberté, il est juste de vous parler aussi des vôtres pour en user avec sagesse. Ma fille, vous êtes bonne & raisonnable, vous avez de la droiture & de la piété, vous avez les talens qui conviennent à d’honnêtes femmes, & vous n’êtes pas dépourvue d’agrémens ; mais vous êtes pauvre ; vous avez les biens les plus estimables, & vous manquez de ceux qu’on estime le plus. N’aspirez donc qu’à ce que vous pouvez obtenir, & réglez votre ambition, non sur vos jugemens ni sur les nôtres, mais sur l’opinion des hommes. S’il n’étoit question que d’une égalité de mérite, j’ignore à quoi je devrois borner vos espérances : mais ne les élevez point au-dessus de votre fortune, & n’oubliez pas qu’elle est au plus bas rang. Bien qu’un homme digne de vous ne compte pas cette inégalité pour un obstacle, vous devez faire alors ce qu’il ne fera pas : Sophie doit imiter sa mere, & n’entrer que dans une famille qui s’honore d’elle. Vous n’avez point vu notre opulence, vous êtes née durant notre pauvreté ; vous