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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/298

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nous la rendez douce & vous la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, ne cherchez point des biens dont nous bénissons le Ciel de nous avoir délivrés ; nous n’avons goûté le bonheur qu’après avoir perdu la richesse.

” Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, & votre misere n’est pas telle qu’un honnête homme se trouve embarrassé de vous. Vous serez recherchée, & vous pourrez l’être de gens qui ne vous vaudront pas. S’ils se montroient à vous tels qu’ils sont, vous les estimeriez ce qu’ils valent ; tout leur faste ne vous en imposeroit pas long-tems ; mais quoique vous ayez le jugement bon & que vous vous connoissiez en mérite, vous manquez d’expérience & vous ignorez jusqu’où les hommes peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit peut étudier vos goûts pour vous séduire, & feindre auprès de vous des vertus qu’il n’aura point. Il vous perdroit, Sophie, avant que vous vous en fussiez apperçue, & vous ne connoîtriez votre erreur que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les piéges, & le seul que la raison ne peut éviter, est celui des sens ; si jamais vous avez le malheur d’y tomber, vous ne verrez plus qu’illusions & chimeres ; vos yeux se fascineront, votre jugement se troublera, votre volonté sera corrompue, votre erreur même vous sera chere, & quand vous seriez en état de la connoître, vous n’en voudriez pas revenir. Ma fille, c’est à la raison de Sophie que je vous livre ; je ne vous livre point au penchant de son cœur. Tant que vous serez de sang-froid, restez votre