Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/30

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objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans la nature ; par la comparaison, je les remue, le les transporte pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, & généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de l’être actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. je cherche en vain dans l’être purement sensitif cette force intelligente qui superpose & puis qui prononce ; je ne la saurois voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l’objet total formé des deux ; mais, n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.

Voir deux objets à la fois, ce n’est pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. Je puis avoir au même instant l’idée d’un grand bâton & d’un petit bâton sans les comparer, sans juger que l’un est plus petit que l’autre, comme je puis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts [1]. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques d’un, de deux, etc., ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise qu’à l’occasion de mes sensations.

  1. Les relations de M. de la Condamine nous parlent d’un peuple qui ne savoit compter que jusqu’à trois. Cependant les hommes qui composoient ce peuple, ayant des mains, avoient souvent aperçu leurs doigts sans savoir compter jusqu’à cinq.