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Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/65

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nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourmens ou du bonheur d’autrui ? Qu’est-ce qui nous est le plus doux à faire, & nous laisse une impression plus agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ; est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt ; &, tout au contraire, les douceurs de l’amitié, de l’humanité, nous consolent dans nos peines ; &, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n’avions avec qui les partager. S’il n’y a rien de moral dans le cœur de l’homme, d’où lui viennent donc ces transports d’admiration pour les actions héroïques, ces ravissemens d’amour pour les grandes ames ? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé ? Pourquoi voudrois-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant ? Ôtez de nos cœurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son ame étroite ces sentiments délicieux ; celui qui, à force de se concentrer au-dedans de lui, vient à bout de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports, son cœur glacé ne palpite plus de joie, un doux attendrissement n’humecte jamais ses yeux, il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne sent plus, ne vit plus ; & il est déjà mort.

Mais quel que soit le nombre des méchans sur la terre, il est peu de ces ames cadavéreuses devenues insensibles, hors