Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/64

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Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien soit bien, il doit l’être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, & le premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre nature, l’homme ne sauroit être sain d’esprit ni bien constitué qu’autant : qu’il est bon. Si elle ne l’est pas, & que l’homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en lui qu’un vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le loup pour égorger sa proie, un homme humain seroit un animal aussi dépravé qu’un loup pitoyable ; & la vertu seule nous laisseroit des remords.

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchans

    pes ? Je demande encore, & ceci est plus important, pourquoi, la première fois que j’ai menacé même chien, il s’est jeté le dos contre terre, les pattes repliées, dans une attitude suppliante & la plus propre à me toucher ; posture dans laquelle il se fût bien gardé de rester, si, sans me laisser fléchir, je l’eusse battu dans cet état. Quoi ! mon chien, tout petit encore, & ne faisant presque que de naître, avait-il acquis déjà des idées morales ? savait-il ce que c’étoit que clémence & générosité ? sur quelles lumières acquises espérait-il m’apaiser en s’abandonnant ainsi à ma discrétion ? Tous les chiens du monde font à peu près la même chose dans le même cas & je ne dis rien ici que chacun ne puisse vérifier. Que les philosophes, qui rejettent si dédaigneusement l’instinct, veuillent bien expliquer ce fait par le seul jeu des sensations & des connaissances qu’elles nous font acquérir ; qu’ils l’expliquent d’une manière satisfaisante pour tout homme sensé ; alors je n’aurai plus rien à dire, & je ne parlerai plus d’instinct.