Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t7.djvu/39

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les Sciences ſuivirent les Lettres ; à l’Art d’écrire ſe joignit l’Art de penſer ; gradation qui paroît étrange & qui n’eſt peut-être que trop naturelle ; & l’on commença à ſentir le principal avantage du commerce des muſes, celui de rendre les hommes plus ſociables en leur inspirant le déſir de ſe plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

L’eſprit a ſes besoins, ainſi que le corps. Ceux-ci sont les fondemens de la ſociété, les autres en sont l’agrément. Tandis que le Gouvernement & les loix pourvoient à la ſûreté & au bien-être des hommes aſſemblés ; les Sciences, les Lettres & les Arts, moins deſpotiques & plus puiſſans peut-être, étendent des guirlandes de fleurs ſur les chaînes de fer dont ils ſont chargés, étouffent en eux le ſentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils ſembloient être nés, leur font aimer leur eſclavage & en forment ce qu’on appelle des peuples policés. Le beſoin éleva les Trônes ; les Sciences & les Arts les ont affermis. Puiſſances de la Terre, aimez les talens, & protégez ceux qui les cultivent.[1] Peuples policés, cultivez-les : Heureux eſclaves, vous leur devez ce goût délicat & fin dont

  1. Les Princes voient toujours avec plaiſir le goût des Arts agréables & des ſuperfluités dont l’exportation de l’argent ne réſulte pas, s’étendre parmi leurs ſujets. Car outre qu’ils les nourriſſent ainſi dans cette petiteſſe d’ame ſi propre à la ſervitude, ils ſavent très-bien que tous les beſoins que le Peuple ſe donne, ſont autant de chaines dont il ſe charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans ſa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche & de ſe nourrir des alimens communs aux autres Peuples ; & les Sauvages de l’Amérique, qui vont tout nuds & qui ne vivent que du produit de leur chaſſe, n’ont jamais pu être domptés. En effet, quel joug impoſeroit-on à des hommes qui n’ont beſoin de rien ?