Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t8.djvu/412

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
358
ESSAI SUR L’ORIGINE.

pour exprimer la pensée. Les inventeurs du langage ne firent pas ce raisonnement, mais l’instinct leur en suggera la conséquence.

Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui se bornent à deux ; savoir, le mouvement & la voix. L’action du mouvement est immédiate par le toucher ou médiate par le geste ; la premiere ayant pour terme la longueur du bras, ne peut se transmettre à distance, mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement la vue & l’ouie pour organes passifs du langage entre des hommes dispersés.

Quoique la langue du geste & celle de la voix soient également naturelles, toutefois la premiere est plus facile & dépend moins des conventions : car plus d’objets frappent nos yeux que nos oreilles, & les figures ont plus de variété que les sons ; elles sont aussi plus expressives & disent plus en moins de tems. L’amour, dit-on, fut l’inventeur du dessein. Il put inventer aussi la parole, mais moins heureusement. Peu content d’elle, il la dédaigne, il a des manieres plus vives de s’exprimer. Que celle qui traçoit avec tant de plaisir l’ombre de son Amant lui disoit de choses ! Quels sons eût-elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ?

Nos gestes ne signifient rien que notre inquiétude naturelle ; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a que les Européens qui gesticulent en parlant. On diroit que toute la force de leur langue est dans leurs bras ; ils y ajoutent encore celle des poumons & tout cela ne leur sert de gueres. Quand un Franc s’est bien démené, s’est bien tour-