Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/441

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368 DU CONTRAT SOCIAL. profonde indifference pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen toujours actif, sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses; il travaille jusqu’a la mort, il y court méme pour se mettre en état de vivre, ou renonce a la vie pour acquérir l’immortalité : il fait sa cour aux grands qu’il hair, et aux riches qu’il méprise; il n’épargne rien pour obtenir Phonneur de les servir; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection; et, Her de son esclavage, il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de le partager. Quel spectacle pour un Ca- raibe, que les travaux pénibles et enviés d’un ministre européenl Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent sauvage zi 1’horreur d’une pareille vie, qui souvent n’est pas méme adoucie par ° le plaisir de bien faire! Mais, pour voir le but de tant de soins, il faudrait que ces mots : puissancc et réputation eussent un sens dans son esprit; qu’il apprit qu’il y a une sorte d’hommes qui comptent pour quelque chose les regards du reste de l’univers, qui savent étre heureux et contents d’eux-mémes sur le témoignage d’autrui plutot que sur le leur propre. Telle est, en effet, la véritable cause de toutes ces diflérences : le sauvage vit en lui-méme, l’homme sociable, tou- jours hors de lui, ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. Il n’est pas de mon sujet de montrer comment d’une telle disposition nait tant d’indiiférence pour le bien et le mal, avec de si beaux discours de morale; comment tout se réduisant aux apparences, tout devient factice et joué : honneur, amitié, vertu, et souvent jusqu’aux vices mémes, dont on trouve enlin le secret de se glorilier; comment, en un mot, demandant toujours aux autres ce l que nous sommes, et n’osant jamais nous interroger la-dessus nous- mémes, au milieu de tant de philosophie, d’humanité, de politesse I et de maximes sublimes, nous n’avons qu’un extérieur trompeur et frivole, de l’honneur sans vertu, de la raison sans sagesse, et du plai- sir sans bonheur. Il me suflit d’avoir prouvé que ce n’est point la l l’état originel de l’homme, et que c’est le seul esprit de la société, et l’inégalité qu’elle engendre qui changent et alterent ainsi toutes nos inclinations naturelles. l J ’ai taché d’exposer l’origine et le progres de Pinégalité, l’établis· sement et l’abus des sociétés politiques, autant que ces choses peu— y vent se déduire de la'nature de l’homme par les seules lumiéres de l la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent a 1‘au- torité souveraine la sanction du droit divin. Il suit de cet exposé que l Pinégalité, étant presque nulle dans 1’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrés { de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établisse- l ment de la propriété et des lois. Il suit encore que l’inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes l l l l J