Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimaient leur abrutissement[1]. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagèrent l’univers, comme firent les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux. J’espère qu’on me saura gré de cette modération ; car, descendant directement de l’un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain ? Quoi qu’il en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul habitant, et ce qu’il y avait de commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône, n’avait à craindre ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.


CHAPITRE III

du droit du plus fort

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité

    conservation, a créé certains êtres pour commander et d’autres pour obéir. C’est elle qui a voulu que l’être doué de raison et de prévoyance commandât en maître ; de même encore la nature a voulu que l’être capable, par ses facultés corporelles, d’exécuter des ordres, obéit en esclave ; et c’est par la que l’intérêt du maître et celui de l’esclave se confondent…

  1. Voy. un petit traité de Plutarque, intitulé : Que les bêtes usent de la raison. (Note du Contrat social, édition de 1762.)