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Page:Rousseau - Du contrat social éd. Dreyfus-Brisac.djvu/76

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Il y a la bien des mots équivoques qui auraient besoin d’explication ; mais tenons-nous-en à celui d’aliéner. Aliéner, c’est donner ou vendre. Or, un homme qui se fait esclave d’un autre ne se donne pas ; il se vend tout au moins pour sa subsistance ; mais un peuple, pourquoi se vend-il ? Bien loin qu’un roi fournisse a ses sujets leur subsistance, il ne tire la sienne que d’eux ; et, selon Rabelais, un roi ne vit pas de peu. Les sujets dorment donc leur personne, à condition qu’on prendra aussi leur bien ? Je ne vois pas ce qu’il leur reste a conserver.

On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile ; soit : mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots : en est-ce assez pour s’y trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l’antre du Cyclope y vivaient tranquilles, en attendant que leur tour vint d’être dévorés[1].

    Romains ; pourquoi donc un peuple libre ne pourrait-il pas se soumettre à une ou plusieurs personnes en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de gouverner sans s’en réserver aucune partie ? Il ne servirait de rien de dire qu’on ne présume pas un transport de droit si étendu, car il ne s’agit point ici des présomptions sur lesquelles on doit décider dans un doute mais de ce qui peut se faire légitimement. En vain aussi allègue-t-on les inconvénients qui naissent ou qui peuvent naître de là ; car on ne saurait imaginer aucune forme de gouvernement qui n’ait ses incommodités, et d’où il n’y ait quelque chose à craindre… Ce n’est point par l’excellence d’une certaine forme de gouvernement, sur quoi les opinions sont fort partagées, qu’il faut juger du droit qu’a le souverain sur ses sujets, mais par l’étendue de la volonté de ceux qui ont conféré ce droit.

  1. Locke, Gouvernement civil, chap. xviii. De la Dissolution des gouvernements. — Cette paix, qu’il y aurait entre les grands et les petits, entre les puissants et les faibles, serait semblable à celle qu’on prétendrait y avoir entre les loups et les agneaux lorsque les agneaux se laisseraient déchirer et dévorer paisiblement par les loups. Ou si l’on veut, considérons la caverne de Poliphème comme un modèle parfait d’une paix semblable. Le gouvernement auquel Ulysse et ses compagnons s’y trouvaient soumis était le plus agréable du monde. Il n’y avait autre chose à faire qu’à souffrir avec quiétude qu’on les dévorât. Et qui doute qu’Ulysse qui était un personnage si prudent ne prêchât alors l’obéissance passive, et n’exhortât à une soumission