Page:Rousseau - Du contrat social 1762a.djvu/203

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Cette page a été validée par deux contributeurs.


    pas qu’un poëte ait cent mille livres de rente pour que son siecle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent, & à la tranquillité des chefs, qu’au bien être des nations entiéres & sur-tout des états les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche tandis qu’on dispute à qui les tirannisera. C’est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles ; quand tout reste écrasé sous le joug, c’est alors que tout dépérit ; c’est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracasseries des Grands agitoient le royaume de France, & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans sa poche, cela n’empêchoit pas que le peuple François ne vécut heureux & nombreux dans une honnête & libre aisance. Autrefois la Grece fleurissoit au sein des plus cruelles guerres ; le sang y couloit à flots, & tout le pays étoit couvert d’hommes. Il sembloit, dit Machiavel, qu’au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, notre République en devint plus puissante ; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avoient plus d’effet pour la renforcer, que toutes ses dissencions n’en avoient pour l’affoiblir. Un peu d’agitation donne du ressort aux ames, & ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté.