Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/168

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Après un léger sommeil, oubliant à mon réveil ma transplantation, je me croyais encore dans la rue de Grenelle, quand tout à coup ce ramage me fit tressaillir, et je m’écriai dans mon transport : Enfin tous mes vœux sont accomplis. Mon premier soin fut de me livrer à l’impression des objets champêtres dont j’étais entouré. Au lieu de commencer à m’arranger dans mon logement, je commençai par m’arranger pour mes promenades, et il n’y eut pas un sentier, pas un taillis, pas un bosquet, pas un réduit autour de ma demeure que je n’eusse parcouru dès le lendemain. Plus j’examinais cette charmante retraite, plus je la sentais faite pour moi. Ce lieu solitaire plutôt que sauvage me transportait en idée au bout du monde. Il avait de ces beautés touchantes qu’on ne trouve guère auprès des villes ; et jamais, en s’y trouvant transporté tout d’un coup, on n’eût pu se croire à quatre lieues de Paris.

Après quelques jours livrés à mon délire champêtre, je songeai à ranger mes paperasses et à régler mes occupations. Je destinai, comme j’avais toujours fait, mes matinées à la copie, et mes après-dînées à la promenade, muni de mon petit livret blanc et de mon crayon : car n’ayant jamais pu écrire et penser à mon aise que sub dio, je n’étais pas tenté de changer de méthode, et je comptais bien que la forêt de Montmorency, qui était presque à ma porte, serait désormais mon cabinet de travail. J’avais plusieurs écrits commencés ; j’en fis la revue. J’étais assez magnifique en projets ; mais dans les tracas de la ville, l’exécution jusqu’alors avait marché lentement. J’y comptais mettre un peu plus de diligence quand j’aurais moins de distraction. Je crois avoir assez bien rempli cette attente ; et, pour un homme souvent malade, souvent à la Chevrette, à Épinay, à Eaubonne, au château de Montmorency, souvent obsédé chez lui de curieux désœuvrés, et toujours occupé la moitié de la journée à la copie, si l’on compte et mesure les écrits que j’ai faits dans les six ans que j’ai passés tant à l’Ermitage qu’à Montmorency, l’on trouvera, je m’assure, que si j’ai perdu mon temps durant cet intervalle, ce n’a pas été du moins dans l’oisiveté.

Des divers ouvrages que j’avais sur le chantier, celui que je méditais depuis longtemps, dont je m’occupais avec le plus de goût, auquel je voulais travailler toute ma vie, et qui devait, selon moi, mettre le