Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/222

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plus d’explication après le souper qu’avant. Il n’y en eut pas plus le lendemain ; et nos silencieux tête-à-tête ne furent remplis que de choses indifférentes ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lesquels, lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer sur le fondement de mes soupçons, je lui protestais avec bien de la vérité que s’ils se trouvaient mal fondés, ma vie entière serait employée à réparer leur injustice. Elle ne marqua pas la moindre curiosité de savoir précisément quels étaient ces soupçons, ni comment ils m’étaient venus ; et tout notre raccommodement, tant de sa part que de la mienne, consista dans l’embrassement du premier abord. Puisqu’elle était seule offensée, au moins dans la forme, il me parut que ce n’était pas à moi de chercher un éclaircissement qu’elle ne cherchait pas elle-même, et je m’en retournai comme j’étais venu. Continuant au reste à vivre avec elle comme auparavant, j’oubliai bientôt presque entièrement cette querelle, et je crus bêtement qu’elle l’oubliait elle-même, parce qu’elle paraissait ne s’en plus souvenir.

Ce ne fut pas là, comme on verra bientôt, le seul chagrin que m’attira ma faiblesse ; mais j’en avais d’autres non moins sensibles, que je ne m’étais point attirés, et qui n’avaient pour cause que le désir de m’arracher de ma solitude, à force de m’y tourmenter. Ceux-ci me venaient de la part de Diderot et des holbachiens. Depuis mon établissement à l’Ermitage, Diderot n’avait cessé de m’y harceler, soit par lui-même, soit par Deleyre ; et je vis bientôt, aux plaisanteries de celui-ci sur mes courses boscaresques, avec quel plaisir ils avaient travesti l’ermite en galant berger. Mais il n’était pas question de cela dans mes prises avec Diderot ; elles avaient des causes plus graves. Après la publication du Fils naturel, il m’en avait envoyé un exemplaire, que j’avais lu avec l’intérêt et l’attention qu’on donne aux ouvrages d’un ami. En lisant l’espèce de poétique en dialogue qu’il y a jointe, je fus surpris, et même un peu contristé, d’y trouver, parmi plusieurs choses désobligeantes mais tolérables, contre les solitaires, cette âpre et dure sentence, sans aucun adoucissement : Il n’y a que le méchant qui soit seul. Cette sentence est équivoque, et présente deux sens, ce me semble : l’un très-vrai, l’autre très-faux puisqu’il est même impossible qu’un homme qui est et veut être seul puisse et veuille nuire à personne, et par conséquent qu’il soit un méchant. La