Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/223

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sentence en elle-même exigeait donc une interprétation ; elle l’exigeait bien plus encore de la part d’un auteur qui, lorsqu’il imprimait cette sentence, avait un ami retiré dans une solitude. Il me paraissait choquant et malhonnête, ou d’avoir oublié en la publiant cet ami solitaire, ou, s’il s’en était souvenu, de n’avoir pas fait, du moins en maxime générale, l’honorable et juste exception qu’il devait non-seulement à cet ami, mais à tant de sages respectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme et la paix dans la retraite, et dont, pour la première fois depuis que le monde existe, un écrivain s’avise, avec un seul trait de plume, de faire indistinctement autant de scélérats.

J’aimais tendrement Diderot, je l’estimais sincèrement, et je comptais avec une entière confiance sur les mêmes sentiments de sa part. Mais, excédé de son infatigable obstination à me contrarier éternellement sur mes goûts, mes penchants, ma manière de vivre, sur tout ce qui n’intéressait que moi seul ; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir à toute force me gouverner comme un enfant ; rebuté de sa facilité à promettre, et de sa négligence à tenir ; ennuyé de tant de rendez-vous donnés et manqués de sa part, et de sa fantaisie d’en donner toujours de nouveaux, pour y manquer derechef ; gêné de l’attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, et de dîner seul le soir, après être allé au-devant de lui jusqu’à Saint-Denis, et l’avoir attendu toute la journée : j’avais déjà le cœur plein de ses torts multipliés. Ce dernier me parut plus grave, et me navra davantage. Je lui écrivis pour m’en plaindre, mais avec une douceur et un attendrissement qui me fit inonder mon papier de mes larmes ; et ma lettre était assez touchante pour avoir dû lui en tirer. On ne devinerait jamais quelle fut sa réponse sur cet article : la voici mot pour mot (liasse A, n° 33) : « Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu, qu’il vous ait touché. Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites ; dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai : encore y aurait-il bien à dire là-dessus, si l’on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans ! etc. On m’a dit une phrase d’une lettre du fils de madame d’Épinay, qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme. »

Il faut expliquer les deux dernières phrases de cette lettre.