Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/229

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depuis que Grimm fréquentait la maison d’Aine, on ne m’y voyait plus d’aussi bon œil.

Tandis que j’étais à Paris, Saint-Lambert y arriva de l’armée. Comme je n’en savais rien, je ne le vis qu’après mon retour en campagne, d’abord à la Chevrette, et ensuite à l’Ermitage, où il vint avec madame d’Houdetot me demander à dîner. On peut juger si je les reçus avec plaisir ! Mais j’en pris bien plus encore à voir leur bonne intelligence. Content de n’avoir pas troublé leur bonheur, j’en étais heureux moi-même ; et je puis jurer que durant toute ma folle passion, mais surtout en ce moment, quand j’aurais pu lui ôter madame d’Houdetot, je ne l’aurais pas voulu faire, et je n’en aurais pas même été tenté. Je la trouvais si aimable, aimant Saint-Lambert, que je m’imaginais à peine qu’elle eût pu l’être autant en m’aimant moi-même ; et, sans vouloir troubler leur union, tout ce que j’ai le plus véritablement désiré d’elle dans mon délire, était qu’elle se laissât aimer. Enfin, de quelque violente passion que j’aie brûlé pour elle, je trouvais aussi doux d’être le confident que l’objet de ses amours, et je n’ai jamais un moment regardé son amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n’était pas encore là de l’amour : soit ; mais c’était donc plus.

Pour Saint-Lambert, il se conduisit en honnête homme et judicieux : comme j’étais le seul coupable, je fus aussi le seul puni, et même avec indulgence. Il me traita durement, mais amicalement ; et je vis que j’avais perdu quelque chose dans son estime, mais rien dans son amitié. Je m’en consolai, sachant que l’une me serait bien plus facile à recouvrer que l’autre, et qu’il était trop sensé pour confondre une faiblesse involontaire et passagère avec un vice de caractère. S’il y avait de ma faute dans tout ce qui s’était passé, il y en avait bien peu. Était-ce moi qui avais recherché sa maîtresse ? N’était-ce pas lui qui me l’avait envoyée ? N’était-ce pas elle qui m’avait cherché ? Pouvais-je éviter de la recevoir ? Que pouvais-je faire ? Eux seuls avaient fait le mal, et c’était moi qui l’avais souffert. À ma place, il en eût fait autant que moi, peut-être pis : car enfin, quelque fidèle, quelque estimable que fût madame d’Houdetot, elle était femme ; il était absent, les occasions étaient fréquentes, les tentations étaient vives, et il lui eût été bien difficile de se défendre toujours