Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/230

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avec le même succès contre un homme plus entreprenant. C’était assurément beaucoup pour elle et pour moi, dans une pareille situation, d’avoir pu poser des limites que nous ne nous soyons jamais permis de passer.

Quoique je me rendisse, au fond de mon cœur, un témoignage assez honorable, tant d’apparences étaient contre moi, que l’invincible honte qui me domina toujours me donnait devant lui tout l’air d’un coupable, et il en abusait souvent pour m’humilier. Un seul trait peindra cette position réciproque. Je lui lisais, après le dîner, la lettre que j’avais écrite l’année précédente à Voltaire, et dont lui, Saint-Lambert, avait entendu parler. Il s’endormit durant la lecture ; et moi, jadis si fier, aujourd’hui si sot, je n’osai jamais interrompre ma lecture, et continuai de lire tandis qu’il continuait de ronfler. Telles étaient mes indignités, et telles étaient ses vengeances ; mais sa générosité ne lui permit jamais de les exercer qu’entre nous trois.

Quand il fut reparti, je trouvai madame d’Houdetot fort changée à mon égard. J’en fus surpris comme si je n’avais pas dû m’y attendre ; j’en fus touché plus que je n’aurais dû l’être, et cela me fit beaucoup de mal. Il semblait que tout ce dont j’attendais ma guérison ne fit qu’enfoncer dans mon cœur davantage le trait qu’enfin j’ai plutôt brisé qu’arraché.

J’étais déterminé tout à fait à me vaincre, et à ne rien épargner pour changer ma folle passion en une amitié pure et durable. J’avais fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour l’exécution desquels j’avais besoin du concours de madame d’Houdetot. Quand je voulus lui parler, je la trouvai distraite, embarrassée ; je sentis qu’elle avait cessé de se plaire avec moi, et je vis clairement qu’il s’était passé quelque chose qu’elle ne voulait pas me dire, et que je n’ai jamais su. Ce changement, dont il me fut impossible d’obtenir l’explication, me navra. Elle me redemanda ses lettres ; je les lui rendis toutes avec une fidélité dont elle me fit l’injure de douter un moment. Ce doute fut encore un déchirement inattendu pour mon cœur, qu’elle devait si bien connaître. Elle me rendit justice, mais ce ne fut pas sur-le-champ ; je compris que l’examen du paquet que je lui avais rendu lui avait fait sentir son tort : je vis même qu’elle se le reprochait, et