Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/239

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comte de Friese, chez lequel il demeurait, et avec lequel il m’eût par conséquent été très-agréable de former quelque liaison ; ni le comte de Schomberg, son parent, avec lequel Grimm était encore plus familier.

Voici plus : mes propres amis, dont je fis les siens, et qui tous m’étaient tendrement attachés avant sa connaissance, changèrent sensiblement pour moi quand elle fut faite. Il ne m’a jamais donné aucun des siens, je lui ai donné tous les miens, et il a fini par me les tous ôter. Si ce sont là des effets de l’amitié, quels seront donc ceux de la haine ?

Diderot même, au commencement, m’avertit plusieurs fois que Grimm, à qui je donnais tant de confiance, n’était pas mon ami. Dans la suite il changea de langage, quand lui-même eut cessé d’être le mien.

La manière dont j’avais disposé de mes enfants n’avait besoin du concours de personne. J’en instruisis cependant mes amis, uniquement pour les en instruire, pour ne pas paraître à leurs yeux meilleur que je n’étais. Ces amis étaient au nombre de trois : Diderot, Grimm, madame d’Épinay ; Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le seul à qui je ne la fis pas. Il la sut cependant ; par qui ? je l’ignore. Il n’est guère probable que cette infidélité soit venue de madame d’Épinay, qui savait qu’en l’imitant, si j’en eusse été capable, j’avais de quoi m’en venger cruellement. Restent Grimm et Diderot, alors si unis en tant de choses, surtout contre moi, qu’il est plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierais que Duclos, à qui je n’ai pas dit mon secret, et qui par conséquent en était le maître, est le seul qui me l’ait gardé.

Grimm et Diderot, dans leur projet de m’ôter les gouverneuses, avaient fait effort pour le faire entrer dans leurs vues : il s’y refusa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans la suite que j’appris de lui tout ce qui s’était passé entre eux à cet égard ; mais j’en appris dès lors assez par Thérèse, pour voir qu’il y avait à tout cela quelque dessein secret, et qu’on voulait disposer de moi, sinon contre mon gré, du moins à mon insu ; ou bien qu’on voulait faire servir ces deux personnes d’instrument à quelque dessein caché. Tout cela n’était assurément pas de la droiture. L’opposition de Duclos le prouve sans réplique. Croira qui voudra que c’était de l’amitié.