Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/289

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sont inévitables pour un homme de mon humeur, qui ne sait se pourvoir de rien, ni s’ingénier sur rien, ni supporter l’aspect d’un valet qui grogne, et qui vous sert en rechignant. Chez madame Dupin même, où j’étais de la maison, et où je rendais mille services aux domestiques, je n’ai jamais reçu les leurs qu’à la pointe de mon argent. Dans la suite, il a fallu renoncer tout à fait à ces petites libéralités, que ma situation ne m’a plus permis de faire ; et c’est alors qu’on m’a fait sentir bien plus durement encore l’inconvénient de fréquenter des gens d’un autre état que le sien.

Encore si cette vie eût été de mon goût, je me serais consolé d’une dépense onéreuse, consacrée à mes plaisirs : mais se ruiner pour s’ennuyer est trop insupportable ; et j’avais si bien senti le poids de ce train de vie, que, profitant de l’intervalle de liberté où je me trouvais pour lors, j’étais déterminé à le perpétuer, à renoncer totalement à la grande société, à la composition des livres, à tout commerce de littérature, et à me renfermer, pour le reste de mes jours, dans la sphère étroite et paisible pour laquelle je me sentais né.

Le produit de la Lettre à d’Alembert et de la Nouvelle Héloïse avait un peu remonté mes finances, qui s’étaient fort épuisées à l’Ermitage. Je me voyais environ mille écus devant moi. L’Émile, auquel je m’étais mis tout de bon quand j’eus achevé l’Héloïse, était fort avancé, et son produit devait au moins doubler cette somme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière à me faire une petite rente viagère, qui pût, avec ma copie, me faire subsister sans plus écrire. J’avais encore deux ouvrages sur le chantier. Le premier était mes Institutions politiques. J’examinai l’état de ce livre, et je trouvai qu’il demandait encore plusieurs années de travail. Je n’eus pas le courage de le poursuivre et d’attendre qu’il fût achevé, pour exécuter ma résolution. Ainsi, renonçant à cet ouvrage, je résolus d’en tirer tout ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste ; et, poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l’Émile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Contrat social.

Restait le Dictionnaire de musique. C’était un travail de manœuvre, qui pouvait se faire en tout temps, et qui n’avait pour objet qu’un produit pécuniaire. Je me réservai de l’abandonner, ou de l’achever à mon aise, selon que mes autres ressources rassemblées me rendraient