Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/291

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de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confiscation. Il a passé, par la sœur du duc Henri, dans la maison de Condé, qui a changé le nom de Montmorency en celui d’Enghien ; et ce duché n’a d’autre château qu’une vieille tour, où l’on tient les archives, et où l’on reçoit les hommages des vassaux. Mais on voit à Montmorency ou Enghien une maison particulière bâtie par Croisat, dit le pauvre, laquelle ayant la magnificence des plus superbes châteaux, en mérite et en porte le nom. L’aspect imposant de ce bel édifice, la terrasse sur laquelle il est bâti, sa vue unique peut-être au monde, son vaste salon peint d’une excellente main, son jardin planté par le célèbre Le Nôtre, tout cela forme un tout dont la majesté frappante a pourtant je ne sais quoi de simple, qui soutient et nourrit l’admiration. M. le maréchal duc de Luxembourg, qui occupait alors cette maison, venait tous les ans dans ce pays, où jadis ses pères étaient les maîtres, passer en deux fois cinq ou six semaines, comme simple habitant, mais avec un éclat qui ne dégénérait point de l’ancienne splendeur de sa maison. Au premier voyage qu’il y fit depuis mon établissement à Montmorency, monsieur et madame la maréchale envoyèrent un valet de chambre me faire compliment de leur part, et m’inviter à souper chez eux toutes les fois que cela me ferait plaisir. À chaque fois qu’ils revinrent, ils ne manquèrent point de réitérer le même compliment et la même invitation. Cela me rappelait madame de Beuzenval m’envoyant dîner à l’office. Les temps étaient changés, mais j’étais demeuré le même. Je ne voulais point qu’on m’envoyât dîner à l’office, et je me souciais peu de la table des grands. J’aurais mieux aimé qu’ils me laissassent pour ce que j’étais, sans me fêter et sans m’avilir. Je répondis honnêtement et respectueusement aux politesses de monsieur et de madame de Luxembourg, mais je n’acceptai point leurs offres ; et, tant mes incommodités que mon humeur timide et mon embarras à parler, me faisant frémir à la seule idée de me présenter dans une assemblée des gens de la cour, je n’allai pas même au château faire une visite de remerciement, quoique je comprisse assez que c’était ce qu’on cherchait, et que tout cet empressement était plutôt une affaire de curiosité que de bienveillance.

Cependant les avances continuèrent et allèrent même en augmentant. Madame la comtesse de Boufflers, qui était fort liée avec madame