Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la maréchale, étant venue à Montmorency, envoya savoir de mes nouvelles, et me proposer de me venir voir. Je répondis comme je devais, mais je ne démarrai point. Au voyage de Pâques de l’année suivante 1759, le chevalier de Lorenzy, qui était de la cour de M. le prince de Conti et de la société de madame de Luxembourg, vint me voir plusieurs fois : nous fîmes connaissance ; il me pressa d’aller au château : je n’en fis rien. Enfin, une après-midi que je ne songeais à rien moins, je vis arriver M. le maréchal de Luxembourg, suivi de cinq ou six personnes. Pour lors il n’y eut plus moyen de m’en dédire ; et je ne pus éviter, sous peine d’être un arrogant et un malappris, de lui rendre sa visite, et d’aller faire ma cour à madame la maréchale, de la part de laquelle il m’avait comblé des choses les plus obligeantes. Ainsi commencèrent, sous de funestes auspices, des liaisons dont je ne pus plus longtemps me défendre, mais qu’un pressentiment trop bien fondé me fit redouter jusqu’à ce que j’y fusse engagé.

Je craignais excessivement madame de Luxembourg. Je savais qu’elle était aimable. Je l’avais vue plusieurs fois au spectacle, et chez madame Dupin, il y avait dix ou douze ans, lorsqu’elle était duchesse de Boufflers, et qu’elle brillait encore de sa première beauté. Mais elle passait pour méchante ; et, dans une aussi grande dame, cette réputation me faisait trembler. À peine l’eus-je vue, que je fus subjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme à l’épreuve du temps, le plus fait pour agir sur mon cœur. Je m’attendais à lui trouver un entretien mordant et plein d’épigrammes. Ce n’était point cela, c’était beaucoup mieux. La conversation de madame de Luxembourg ne pétille pas d’esprit ; ce ne sont pas des saillies, et ce n’est pas même proprement de la finesse : mais c’est une délicatesse exquise, qui ne frappe jamais, et qui plaît toujours. Ses flatteries sont d’autant plus enivrantes qu’elles sont plus simples ; on dirait qu’elles lui échappent sans qu’elle y pense, et que c’est son cœur qui s’épanche, uniquement parce qu’il est trop rempli. Je crus m’apercevoir, dès la première visite, que, malgré mon air gauche et mes lourdes phrases, je ne lui déplaisais pas. Toutes les femmes de la cour savent vous persuader cela quand elles le veulent, vrai ou non ; mais toutes ne savent pas, comme madame de Luxembourg, vous