Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/330

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Luxembourg comme d’un ouvrage ravissant. Les sentiments furent partagés chez les gens de lettres, mais dans le monde il n’y eut qu’un avis ; et les femmes surtout s’enivrèrent et du livre et de l’auteur, au point qu’il y en avait peu, même dans les hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris. J’ai de cela des preuves que je ne veux pas écrire, et qui, sans avoir eu besoin de l’expérience, autorisent mon opinion. Il est singulier que ce livre ait mieux réussi en France que dans le reste de l’Europe, quoique les Français, hommes et femmes, n’y soient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, son moindre succès fut en Suisse, et son plus grand à Paris. L’amitié, l’amour, la vertu, règnent-ils donc à Paris plus qu’ailleurs ? Non, sans doute ; mais il y règne encore ce sens exquis qui transporte le cœur à leur image, et qui nous fait chérir dans les autres les sentiments purs, tendres, honnêtes, que nous n’avons plus. La corruption désormais est partout la même : il n’existe plus ni mœurs ni vertus en Europe ; mais s’il existe encore quelque amour pour elles, c’est à Paris qu’on doit le chercher.

Il faut, à travers tant de préjugés et de passions factices, savoir bien analyser le cœur humain pour y démêler les vrais sentiments de la nature. Il faut une délicatesse de tact qui ne s’acquiert que dans l’éducation du grand monde, pour sentir, si j’ose ainsi dire, les finesses du cœur dont cet ouvrage est rempli. Je mets sans crainte sa quatrième partie à côté de la Princesse de Clèves, et je dis que si ces deux morceaux n’eussent été lus qu’en province, on n’aurait jamais senti tout leur prix. Il ne faut donc pas s’étonner si le plus grand succès de ce livre fut à la cour. Il abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, parce qu’on est plus exercé à les pénétrer. Il faut pourtant ici distinguer encore. Cette lecture n’est assurément pas propre à cette sorte de gens d’esprit qui n’ont que de la ruse, qui ne sont fins que pour pénétrer le mal, et qui ne voient rien du tout où il n’y a que du bien à voir. Si, par exemple, la Julie eût été publiée en certain pays que je pense, je suis sûr que personne n’en eût achevé la lecture, et qu’elle serait morte en naissant.

J’ai rassemblé la plupart des lettres qui me furent écrites sur cet ouvrage, dans une liasse qui est entre les mains de madame de Nadaillac. Si jamais ce recueil paraît, on y verra des choses bien singulières,