Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout genre. En revanche, il en a beaucoup, et c’est tout ce qu’il faut dans le grand monde, où il veut briller. Il fait très-bien de petits vers, écrit très-bien de petites lettres, va jouaillant un peu du cistre, et barbouillant un peu de peinture au pastel. Il s’avisa de vouloir faire le portrait de madame de Luxembourg ; ce portrait était horrible. Elle prétendait qu’il ne lui ressemblait point du tout, et cela était vrai. Le traître d’abbé me consulta ; et moi, comme un sot et comme un menteur, je dis que le portrait ressemblait. Je voulais cajoler l’abbé ; mais je ne cajolais pas madame la maréchale, qui mit ce trait sur ses registres ; et l’abbé, ayant fait son coup, se moqua de moi. J’appris, par ce succès de mon tardif coup d’essai, à ne plus me mêler de vouloir flagorner et flatter malgré Minerve.

Mon talent était de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec assez d’énergie et de courage ; il fallait m’y tenir. Je n’étais point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La maladresse des louanges que j’ai voulu donner m’a fait plus de mal que l’âpreté de mes censures. J’en ai à citer ici un exemple si terrible, que ses suites ont non-seulement fait ma destinée pour le reste de ma vie, mais décideront peut-être de ma réputation dans toute la postérité.

Durant les voyages de Montmorency, M. de Choiseul venait quelquefois souper au château. Il y vint un jour que j’en sortais. On parla de moi : M. de Luxembourg lui conta mon histoire de Venise avec M. de Montaigu. M. de Choiseul dit que c’était dommage que j’eusse abandonné cette carrière, et que si j’y voulais rentrer, il ne demandait pas mieux que de m’occuper. M. de Luxembourg me redit cela : j’y fus d’autant plus sensible, que je n’étais pas accoutumé d’être gâté par les ministres ; et il n’est pas sûr que, malgré mes résolutions, si ma santé m’eût permis d’y songer, j’eusse évité d’en faire de nouveau la folie. L’ambition n’eut jamais chez moi que les courts intervalles où toute autre passion me laissait libre ; mais un de ces intervalles eût suffi pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choiseul, m’affectionnant à lui, accrut l’estime que, sur quelques opérations de son ministère, j’avais conçue pour ses talents ; et le pacte de famille, en particulier, me parut annoncer un homme d’État du premier ordre. Il gagnait encore dans mon esprit au peu de cas que je faisais de ses prédécesseurs, sans excepter madame de Pompadour,