Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/348

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Ceux qui ont eu la bassesse de m’accuser de recevoir par ses mains ce que je refusais dans les miennes, jugeaient sans doute de mon cœur par les leurs, et me connaissaient bien mal. Je mangerais volontiers avec elle le pain qu’elle aurait gagné, jamais celui qu’elle aurait reçu. J’en appelle sur ce point à son témoignage, et dès à présent, et lorsque, selon le cours de la nature, elle m’aura survécu. Malheureusement elle est peu entendue en économie à tous égards, peu soigneuse et fort dépensière, non par vanité ni par gourmandise, mais par négligence uniquement. Nul n’est parfait ici-bas ; et puisqu’il faut que ses excellentes qualités soient rachetées, j’aime mieux qu’elle ait des défauts que des vices, quoique ces défauts nous fassent peut-être encore plus de mal à tous deux. Les soins que j’ai pris pour elle, comme jadis pour maman, de lui accumuler quelque avance qui pût un jour lui servir de ressource, sont inimaginables ; mais ce furent toujours des soins perdus. Jamais elles n’ont compté ni l’une ni l’autre avec elles-mêmes ; et, malgré tous mes efforts, tout est toujours parti à mesure qu’il est venu. Quelque simplement que Thérèse se mette, jamais la pension de Rey ne lui a suffi pour se nipper, que je n’y aie encore suppléé du mien chaque année. Nous ne sommes pas faits, ni elle ni moi, pour être jamais riches, et je ne compte assurément pas cela parmi nos malheurs.

Le Contrat social s’imprimait assez rapidement. Il n’en était pas de même de l’Émile, dont j’attendais la publication, pour exécuter la retraite que je méditais. Duchesne m’envoyait de temps à autre des modèles d’impression pour choisir : quand j’avais choisi, au lieu de commencer, il m’en envoyait encore d’autres. Quand enfin nous fûmes bien déterminés sur le format, sur le caractère, et qu’il avait déjà plusieurs feuilles d’imprimées, sur quelques légers changements que je fis à une épreuve, il recommença tout, et au bout de six mois nous nous trouvâmes moins avancés que le premier jour. Durant tous ces essais, je vis bien que l’ouvrage s’imprimait en France ainsi qu’en Hollande, et qu’il s’en faisait à la fois deux éditions. Que pouvais-je faire ? je n’étais plus maître de mon manuscrit. Loin d’avoir trempé dans l’édition de France, je m’y étais toujours opposé ; mais enfin puisque cette édition se faisait bon gré malgré moi, et puisqu’elle servait de modèle à l’autre, il fallait bien y jeter les yeux et