Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/378

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jamais je ne le relirai, sans sentir en dedans l’applaudissement d’un cœur sans fiel, qui, loin de s’aigrir par ses malheurs, s’en console avec lui-même, et trouve en soi de quoi s’en dédommager. Qu’on rassemble tous ces grands philosophes, si supérieurs dans leurs livres à l’adversité qu’ils n’éprouvèrent jamais ; qu’on les mette dans une position pareille à la mienne, et que, dans la première indignation de l’honneur outragé, on leur donne un pareil ouvrage à faire : on verra comment ils s’en tireront.

En partant de Montmorency pour la Suisse, j’avais pris la résolution d’aller m’arrêter à Yverdun chez mon bon vieux ami M. Roguin, qui s’y était retiré depuis quelques années, et qui m’avait même invité à l’y aller voir. J’appris en route que Lyon faisait un détour ; cela m’évita d’y passer. Mais en revanche il fallait passer par Besançon, place de guerre, et par conséquent sujette au même inconvénient. Je m’avisai de gauchir, et de passer par Salins, sous prétexte d’aller voir M. de Mairan, neveu de M. Dupin, qui avait un emploi à la saline, et qui m’avait fait jadis force invitation de l’y aller voir. L’expédient me réussit ; je ne trouvai point M. de Mairan : fort aise d’être dispensé de m’arrêter, je continuai ma route sans que personne me dît mot.

En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter ; je descendis, je me prosternai, j’embrassai, je baisai la terre, et m’écriai dans mon transport : Ciel, protecteur de la vertu, je te loue ! je touche une terre de liberté. C’est ainsi qu’aveugle et confiant dans mes espérances, je me suis toujours passionné pour ce qui devait faire mon malheur. Mon postillon surpris me crut fou ; je remontai dans ma chaise, et peu d’heures après j’eus la joie aussi pure que vive de me sentir pressé dans les bras du respectable Roguin. Ah ! respirons quelques instants chez ce digne hôte ! J’ai besoin d’y reprendre du courage et des forces ; je trouverai bientôt à les employer.

Ce n’est pas sans raison que je me suis étendu, dans le récit que je viens de faire, sur toutes les circonstances que j’ai pu me rappeler. Quoiqu’elles ne paraissent pas fort lumineuses, quand on tient une fois le fil de la trame, elles peuvent jeter du jour sur sa marche ; et par exemple, sans donner la première idée du problème que je vais proposer, elles aident beaucoup à le résoudre.

Supposons que pour l’exécution du complot dont j’étais l’objet,