Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/445

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à cette butte. Quand j’y pouvais mener promener Thérèse avec la receveuse et ses sœurs, comme j’étais fier d’être leur pilote et leur guide ! Nous y portâmes en pompe des lapins pour la peupler ; autre fête pour Jean-Jacques. Cette peuplade me rendit la petite île encore plus intéressante. J’y allais plus souvent et avec plus de plaisir depuis ce temps-là, pour rechercher des traces du progrès des nouveaux habitants.

À ces amusements, j’en joignais un qui me rappelait la douce vie des Charmettes, et auquel la saison m’invitait particulièrement. C’était un détail de soins rustiques pour la récolte des légumes et des fruits, et que nous nous faisions un plaisir, Thérèse et moi, de partager avec la receveuse et sa famille. Je me souviens qu’un Bernois, nommé M. Kirchberger, m’étant venu voir, me trouva perché sur un grand arbre, un sac attaché autour de ma ceinture, et déjà si plein de pommes, que je ne pouvais plus me remuer. Je ne fus pas fâché de cette rencontre et de plusieurs autres pareilles. J’espérais que les Bernois, témoins de l’emploi de mes loisirs, ne songeraient plus à en troubler la tranquillité, et me laisseraient en paix dans ma solitude. J’aurais bien mieux aimé y être confiné par leur volonté que par la mienne : j’aurais été plus assuré de n’y point voir troubler mon repos.

Voici encore un de ces aveux sur lesquels je suis sûr d’avance de l’incrédulité des lecteurs, obstinés à juger toujours de moi par eux-mêmes, quoiqu’ils aient été forcés de voir dans tout le cours de ma vie mille affections internes qui ne ressemblaient point aux leurs. Ce qu’il y a de plus bizarre est qu’en me refusant tous les sentiments bons ou indifférents qu’ils n’ont pas, ils sont toujours prêts à m’en prêter de si mauvais, qu’ils ne sauraient même entrer dans un cœur d’homme : ils trouvent alors tout simple de me mettre en contradiction avec la nature, et de faire de moi un monstre tel qu’il n’en peut même exister. Rien d’absurde ne leur paraît incroyable dès qu’il tend à me noircir ; rien d’extraordinaire ne leur paraît possible, dès qu’il tend à m’honorer.

Mais quoi qu’ils en puissent croire ou dire, je n’en continuerai pas moins d’exposer fidèlement ce que fut, fit et pensa J.-J. Rousseau, sans expliquer ni justifier les singularités de ses sentiments et de ses idées, ni rechercher si d’autres ont pensé comme lui. Je pris tant de