Page:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 2.djvu/446

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goût à l’île de Saint-Pierre, et son séjour me convenait si fort, qu’à force d’inscrire tous mes désirs dans cette île, je formai celui de n’en point sortir. Les visites que j’avais à rendre au voisinage, les courses qu’il me faudrait faire à Neuchâtel, à Bienne, à Yverdun, à Nidau, fatiguaient déjà mon imagination. Un jour à passer hors de l’île me paraissait retranché de mon bonheur ; et sortir de l’enceinte de ce lac était pour moi sortir de mon élément. D’ailleurs, l’expérience du passé m’avait rendu craintif. Il suffisait que quelque bien flattât mon cœur, pour que je dusse m’attendre à le perdre ; et l’ardent désir de finir mes jours dans cette île était inséparable de la crainte d’être forcé d’en sortir. J’avais pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds. Je m’en faisais l’image du tumulte du monde, et de la paix de mon habitation ; et je m’attendrissais quelquefois à cette douce idée, jusqu’à sentir couler des larmes de mes yeux. Ce repos, dont je jouissais avec passion, n’était troublé que par l’inquiétude de le perdre ; mais cette inquiétude allait au point d’en altérer la douceur. Je sentais ma situation si précaire, que je n’osais y compter. Ah ! que je changerais volontiers, me disais-je, la liberté de sortir d’ici, dont je ne me soucie point, avec l’assurance d’y pouvoir rester toujours ! Au lieu d’être souffert par grâce, que n’y suis-je détenu par force ! Ceux qui ne font que m’y souffrir peuvent à chaque instant m’en chasser ; et puis-je espérer que mes persécuteurs, m’y voyant heureux, m’y laissent continuer de l’être ? Ah ! c’est peu qu’on me permette d’y vivre ; je voudrais qu’on m’y condamnât, et je voudrais être contraint d’y rester, pour ne l’être pas d’en sortir. Je jetais un œil d’envie sur l’heureux Micheli Ducret, qui, tranquille au château d’Arberg, n’avait eu qu’à vouloir être heureux, pour l’être. Enfin, à force de me livrer à ces réflexions, et aux pressentiments inquiétants des nouveaux orages toujours prêts à fondre sur moi, j’en vins à désirer, mais avec une ardeur incroyable, qu’au lieu de tolérer seulement mon habitation dans cette île, on me la donnât pour prison perpétuelle ; et je puis jurer que s’il n’eût tenu qu’à moi de m’y faire condamner, je l’aurais fait avec la plus grande joie, préférant mille fois la nécessité d’y passer le reste de ma vie au danger d’en être expulsé.