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mérites et les démérites des deux sexes. Je disais des femmes tout le mal que je ne pensais pas, et elle disait des hommes tout le mal qu’elle pensait. Mais comme j’écrivais sans conviction, et que de son côté elle était profondément convaincue, elle remporta naturellement la victoire.

Je lui faisais d’ailleurs des concessions, et je reconnaissais que c’était une erreur d’appeler l’homme le sexe fort. Il est le sexe faible, comme la chose est prouvée par la Bible. La première femme a été plus forte que le premier homme, et Samson qui était un juge et un juge très fort, a été plus faible que Dalila.

Quant aux femmes, je poussais la galanterie très loin ; car je les partageais en deux catégories : celles qui aiment les hommes, et même leurs maris, et celles qui aiment leurs maris, mais qui n’aiment pas les autres hommes.

Lady Cartier appartenait à cette seconde catégorie. Elle aimait, et elle admirait beaucoup son mari ; mais elle n’avait aucune inclination naturelle pour ce qu’elle appelait le sexe fort.

La femme arrive à la sagesse plus vite que l’homme. Lady Cartier y était arrivée avant l’âge. Elle n’aimait pas le monde, et j’incline à croire qu’elle eut été très heureuse dans un couvent, à condition d’en être la supérieure, comme son mari était heureux dans la politique à condition d’être toujours le premier ministre. Cela prouve qu’ils étaient deux natures d’élite ; et si l’homme politique a su remplir sa mission comme je crois l’avoir démontré, Lady Cartier a su également remplir la sienne. Vous connaissez tous les devoirs sociaux que les hommes entièrement voués à la politique imposent à leurs femmes.

Pendant les sessions parlementaires surtout, c’est un véritable esclavage ; à quelques heures d’avis, il leur faut un dîner ou un déjeuner, une soirée, un bal, un pique-nique. Il faut visiter ou recevoir des partisans vulgaires mais influents, des ennuyeux exigeants, des dames dont le caquet est assommant mais dont les maris commandent un certain nombre de votes.

Lady Cartier a connu ce servage, et elle en a rempli les devoirs avec un admirable dévouement. Sa maison était ouverte à tous ; ses dîners étaient bons et bien servis, et elle faisait les honneurs de son salon avec une distinction et une amabilité remarquables. Sa haute vertu ne l’empêchait pas d’être de bonne et agréable compagnie.

Après s’être dévouée comme épouse, elle se dévoua comme mère, à ses deux filles qui portaient deux noms bonapartistes, Joséphine et Hortense, et toutes trois allèrent rejoindre Sir Georges à Londres, quand il fut connu que sa maladie s’aggravait.

Le dernier hiver fut sombre, car il manquait à la fois de soleil et d’espérance, et quand les fleurs de mai parurent sous le toit désolé, elles étaient des fleurs de deuil.

On l’a dit bien des fois, la vie humaine ressemble à une traversée de l’océan. Mais sur l’océan de la vie toutes les traversées finissent comme celle du « Titanic ».

Un jour, deux êtres se sont rencontrés, attirés l’un vers l’autre par une mutuelle sympathie. Ils se sont juré un amour éternel, et ils se sont embarqués sur le même navire. Le navire est neuf et la mer est belle. Le couple joyeux vogue enchanté, bercé par les illusions de la jeunesse et de la félicité.

Mais tout à coup le beau navire se brise, l’un des époux est englouti par la mer ; et l’autre continue seul son voyage dans une embarcation plus modeste, en attendant qu’un autre naufrage le jette à son tour sur la rive éternelle.

Voilà quel fut le sort de lady Cartier. La première partie de la traversée avait été brillante, glorieuse et mouvementée. La navire était