— Compris… et… à quel nom répond-il, votre ami ?
— Au sien.
— Ah, ça !… vous êtes farceur, vous !…
— Des fois !
— Dites donc, bourgeois, est-ce que je lui ressemble à votre ami ?
Il fallait bien répondre quelque chose à tout hasard.
— Oui… un peu…
— Alors, je dis que c’est un beau garçon !…
À cette rude plaisanterie, il y eut une saillie générale chez tous les habitués de la maison, car le drôle avait une physionomie repoussante.
Son hilarité calmée, il reprit :
— C’est en m’entendant chanter que vous avez cru reconnaître votre ami, pas vrai ?
— C’est cela, et parce que, aussi, vous avez chanté la même chanson que lui…
— Oh ! bien !… je sais maintenant qui vous cherchez !… Revenez ce soir et vous le verrez !…
— Je doute que vous le sachiez !…
— Pariez-vous une chope de vin que je le connais ?
— Va pour le vin.
— C’est Jolicœur !
Quoique De la Salle nourrissait un vague espoir d’entendre prononcer un nom par le misérable, qui le mettrait sur la trace de son inconnu, il était loin de penser que ce serait celui-là. Aussi trahit-il son étonnement par :
— Hein ! Jolicœur ?… Vous dites Jolicœur ?… demanda-t-il se levant tout d’une pièce.
— Eh bien ! oui !… Qu’est-ce que vous avez ?… Cela semble vous surprendre beaucoup ?…
— Ma foi !… oui !… fit-il, se rasseyant, je le croyais trépassé depuis longtemps !… Ah ! mais dites-moi, ce Jolicœur a-t-il déjà été en Amérique ?… Ce n’est peut-être pas le même que j’ai connu !…
— Oui, il y est allé… et a failli y rester pour tout de bon !…
— Et vous dites que je le verrai ici ce soir ?
— Je le crois ; il vient toujours faire son petit tour.
— Merci !…
De la Salle se leva et allant au comptoir où siégeait le cabaretier, il lui jeta un louis en disant :
— Voici pour ma consommation et pour le vin que j’ai promis à cet homme.
Il sortit accompagné des remerciements empressés de l’individu qu’il venait de régaler.
À son retour à l’hôtel « Aux armes de Bretagne », notre Rouennais songeait à ce qu’il venait d’apprendre. Il pouvait à peine en croire ses sens.
— Pourtant, se disait-il, j’ai bien entendu, bien compris… et plus j’y pense, plus je suis forcé d’admettre que tout cela a un cachet de vérité !… Mais alors, la fuite de ce Jolicœur du fort de Cataracouy tient du miracle !… Dois-je le signaler à la police ?… La noire rancune lui souffle peut-être de mauvais projets contre ma sécurité future… Allons !… je crois que la prudence me commande de le mettre dans l’impossibilité de me nuire ; j’irai voir le lieutenant-général de police ce soir.
Le soir, dans son entrevue avec ce personnage, il obtient la promesse que Jolicœur serait à courte échéance logé aux dépens du Roi, pour un temps indéterminé, et sans privilège de sortir de la ville.
De la Salle revint donc de cette visite plus tranquille, sur un point.
Celui qui était l’objet de cette démarche et de cette mesure de prudence avait été averti par les deux habitués de l’auberge, qu’un bourgeois avait besoin de ses services ; sur la description qu’ils lui en firent, Jolicœur eut l’intuition que De la Salle l’avait découvert.
L’on conçoit aisément que ce gaillard risquant de se faire arrêter, n’eut rien de plus pressé que de savoir sa sécurité personnelle assurée. Sans tarder d’un moment, il s’éclipsa ; comme la taupe il rentra sous terre et il se cacha dans les catacombes de Paris.
Lorsque les sbires du lieutenant-général de police d’Argenson opérèrent leur descente aux lieux que fréquentait d’habitude le gibier qu’ils cherchaient, ils ne furent pas heureux.
Et, l’ancien valet du fort Frontenac craignant s’il sortait trop tôt de sa retraite, de sentir la main d’un agent de police l’appréhender, restait prudemment coi.
Pendant ce temps, M. de Tonty, comme l’avait convié M. de la Salle, venait dîner avec son futur chef, aux « Armes de la Bretagne ».
Ayant satisfait aux exigences d’un bon appétit, ces deux messieurs, en dégustant leur café, parlèrent de la Nouvelle-France et des vastes projets qui hantaient le cerveau de De la Salle : du commerce des fourrures avec les