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LA MAIN DE FER

une solitude égale règne dans l’Île, tranquillité qui pèse aux trois individus silencieux se glissant sous bois comme des fantômes !

Il n’y a que le grondement des cataractes éloignées, ressemblant au mugissement sourd d’un mastodonte, qui trouble le calme du soir. Ce ronflement puissant domine les voix infinitésimales de la nature, le cri-cri des insectes, le bruissement des feuilles, etc., et exige chez les disciples de la ligne et de l’hameçon une circonspection raisonnée.

Ils avancent toujours, l’oreille tendue, prête à épier le moindre son insolite.

Soudain, une voix alarmée rompt le calme du paysage. Léon jette un retentissant : « Sauvez-vous ! » C’est tout ce qu’il peut articuler ; un haillon lui ferme la bouche.

Mais ce signal suffit ; l’avant et l’arrière-garde s’arrêtent surprise. Émery et Frédéric subissant alors une inspiration simultanée, s’élancent chacun dans un arbre voisin, et prennent refuge parmi les branches basses, et là, guettent de nouveaux développements.

Émery est à peine installé dans sa cachette aérienne, qu’il entend venir vers lui. Il écoute attentivement et perçoit un bruit de pas se rapprochant. Autant qu’il en peut juger, les êtres qui s’avancent sont au nombre de cinq ou six. Ils arrivent sous lui et s’arrêtent au pied de l’arbre qui le protège.


CHAPITRE V

COMPLOT POUR LA DESTRUCTION DU « GRIFFON »


Une branche morte craqua deux fois sous l’arbre recelant Émery, puis, plus rien.

L’homme de Tonty en retenait presque sa respiration dans la crainte qu’on ne l’entendît. Il avait beau écouter, il ne percevait plus aucun bruit suspect. C’est à ce moment critique qu’un contrôle nécessaire de tous ses nerfs était impérieux, qu’une forte envie sternutatoire vint le tourmenter ; après des efforts héroïques, il en triompha, et à cet instant, des voix basses, un chuchotement mystérieux comme le souffle d’un zéphir, montèrent jusqu’à lui.

Émery connaissait un peu la langue Iroquoise, et par les bribes de phrases qu’il saisit, il eut l’intuition d’une machination organisée par un parti de Sauvages pour la destruction du navire en chantier. On s’étonnait de ne pas avoir capturé les deux autres Français, malgré toutes les précautions prises à cet effet, et l’on ne pouvait s’expliquer leur disparition soudaine, mais ils ne sauraient s’échapper de l’Île avant le coup prémédité contre le grand navire des blancs, pour le lendemain.

Émery en apprit assez pour mettre Tonty en garde. Restait la question : Comment parvenir jusqu’au chevalier sans tomber en mains ennemies ?

Pour réussir, Émery fit appel à toutes ses facultés, et dressa, à tout hasard, son plan d’action.

— L’inconnu qui va m’environner dès que je serai en mouvement, pensait-il, m’obligera peut-être à modifier mon projet, changer un tantinet mes idées, mais il ne faut pas agir à l’aveuglette !… Je ne dois compter que sur moi-même… Léon est pris… Frédéric l’est peut-être aussi !… malheureusement, il est en possession du fusil, qui me serait si utile… Allons ! mon plan est arrêté !… À l’œuvre et de la prudence !…

Il se mit à rire mystérieusement, alors que son esprit poursuivait son soliloque intérieur.

— Messieurs les Tsonnontouans, pendant que vous me chercherez en tous sens dans l’île, je serai à votre campement. J’essaierai de surprendre plus intimement vos secrets et je vous défie de me mettre la main sur le corps !…

Il se glissa à bas de sa retraite avec l’agilité silencieuse d’un chat et prit la direction de ceux qui s’étaient arrêtés sous son gîte.

Son projet comportait un détour qu’il s’empressa d’accomplir, y mettant autant de circonspection que l’exigeait la prudence.

— À présent, se dit-il, se signant et murmurant un Ave Maria, à la grâce de Dieu, et que la bonne Vierge me protège !… car je risque ma peau !

Ensuite, il se dirigea résolument vers l’endroit où l’ennemi devait être campé.

Une courte épreuve empoignante l’attendait. À peine eut-il franchi l’espace d’un arpent, qu’il fit une singulière rencontre : il s’accrocha les pieds dans les jambes de Frédéric qui rampait à la façon des Sauvages ! Frédéric crut avoir affaire à l’un de ces peaux-rouges, et Émery pareillement. Le résultat fut qu’ils se prirent à la gorge l’un et l’autre, et, sans articuler un son, roulèrent sur le sol dans une lutte suprême. L’obscurité très dense ne leur permettait pas de se reconnaître, mais dans un moment de répit