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LA MAIN DE FER

velle scène fut rapide et mouvementée. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ces événements s’accomplissaient. D’un effort violent, le Canadien poussa à l’eau la plus lourde des embarcations, puis une autre plus petite, quand les sauvages arrivèrent sur lui.

Il voulait que les autres embarcations eussent le même sort, et par là empêcher ses ennemis de le poursuivre. Il n’eut que le temps de se jeter dans le deuxième canot et de pagayer quelques verges lorsque les Tsonnontouans atteignirent le bord de l’eau et lui adressèrent plusieurs coups de feu qui, heureusement, manquèrent leur but.

Émery n’en avironna que plus fort, mais il n’allait pas se tirer de cette affaire aussi facilement. On lui donna la chasse plusieurs milles. Sachant bien ce qui l’attendait s’il était appréhendé, et comprenant aussi l’importance de conserver sa liberté, il nageait comme jamais nocher ne vogua, et il ne ralentit son ardeur que quelques minutes après avoir entendu cesser tout bruit de poursuite derrière lui.

Il chercha à s’orienter : pas une étoile au ciel comme point de repère ; nul bruit, nulle lumière de la terre ferme pour lui aider à relever sa position. Le vacarme progressif et assourdissant des chutes terribles régnait suprême.

— Si j’oblique à droite, se disait le brave garçon, je suis certain d’atterrir quelque part en haut des chutes !… la berge est escarpée… qu’est-ce que ça fait ?… Que j’y prenne pied seulement, et je réussirai bien à gravir cette pente raide et difficile !…

Il mit le cap en plein sur l’est et nagea vigoureusement. Au bout de quelques minutes il s’arrêta le front baigné de sueurs.

— C’est singulier, se disait-il, avec un commencement d’inquiétude, j’aurais dû aborder après avoir travaillé ainsi… et je suis encore à l’eau… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le grondement continu des cataractes fut la seule réponse qu’il en eut.

Il se reprit désespérément à jouer de l’aviron, mais son frêle esquif dansait comme un bouchon sur l’onde étrangement agitée, et devenait d’un moment à l’autre presque impossible à diriger.

Le tonnerre plus distinct du Niagara alarmait beaucoup le canotier. Il se crut perdu lorsque sa barque d’écorce entra dans les rapides. L’embarcation semblait comme un être privé de raison et se mit alors à tournoyer et à gambader désordonnément au gré capricieux et extravagant du déchaînement des eaux furibondes. Elles célébraient une saturnale ondine en l’honneur de cette nouvelle victime.

Leurs joies étaient prématurées ; une force occulte plus puissante allait retirer le pauvre Émery du trépas vers lequel il courait.

Le digne garçon se sentant hors de tout secours humain, se recommanda à la Vierge Marie. Sa prière, très fervente, méritait d’être exaucée, et le fut. À peine achevait-il son invocation que son canot heurta un écueil, si violemment, qu’il le crut éventré.

Un instinct préservateur — un instinct ? Est-ce bien cela qui le poussa à se lever debout tout d’une pièce comme pour se jeter à l’eau ?… N’était-ce pas plutôt une inspiration d’en haut, qui, chez lui se manifesta par ce geste quasi-inconscient ?

Aussitôt qu’il eut pris une position verticale, il sentit quelque chose lui frôler la tête, et prompt comme l’éclair il éleva ses mains pour s’assurer de ce que s’était. Il rencontra une branche d’un arbre, croissant au bord de l’eau. Il s’y cramponna avec l’énergie d’une personne en voie de se noyer.

Au même instant le courant balaya l’esquif qu’il montait, le laissant suspendu à la branche, les pieds et une partie du corps baignant dans l’eau.

Il rassembla toutes ses forces, et peu à peu il réussit à atteindre le tronc de l’arbre et s’y trouva un refuge dans ses longs bras. Ce dernier effort l’épuisa et pour ne pas perdre pied, il se fixa avec sa ceinture.

L’obscurité était encore trop grande pour que Émery songeât à s’aventurer à bas de son gîte ; il en profita pour se reposer. Son cœur ému ne tarissait pas en actes de remerciements et de gratitude envers le Tout-Puissant et sa Divine Mère qui l’avaient sauvé d’une mort horrible.

Aux premières lueurs de l’aube. Émery constata avec un frisson d’épouvante sa courte proximité du gouffre du Niagara, mais ce sentiment fit bientôt place à une sensation contraire : une joie indicible, car il était sur la terre ferme. Il se hâta de descendre de l’arbre, puis s’orientant, il partit comme un trait vers le poste du Niagara, avertir Tonty des dispositions des Iroquois à l’égard du Griffon.