Page:Rozier - Cours d’agriculture, 1782, tome 2.djvu/137

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le domaine comme leur patrimoine, & ils donnent les mêmes attentions que s’il leur appartenoit. Mon voisin, au contraire, change de fermier tous les six ou tous les neuf ans, & ses terres annoncent un dépérissement complet. En effet, le fermier dit à son tour : tirons de la terre tout ce qu’elle pourra produire ; après nous, le déluge. Tout changement de main nuit à la terre.

Un propriétaire prudent doit faire des sacrifices pour conserver un fermier honnête. Il connoît ce qu’il a, & il ignore ce qu’il prendra : il n’est plus tems alors de regretter la perte du premier. Si ce second avoit eu quelque chose à perdre, il n’auroit pas couru sur l’enchère du premier, & celui-ci n’auroit pas abandonné la ferme, à cause d’une légère augmentation, s’il n’étoit pas assuré que le nouveau marché seroit onéreux pour lui. Six ans suffisent, & bien au-delà, pour connoître à fond la valeur d’une terre.

Le propriétaire ne doit jamais perdre de vue les maximes suivantes. Le fermier doit vivre sur le produit de la ferme, voilà la première loi ; il doit gagner, c’est la seconde ; payer sa ferme est la troisième. Les seuls baux à ferme, à moitié fruit, dispensent de la seconde, puisque les pertes & les profits sont supportés par le fermier & par le propriétaire ; mais la première loi est de nécessité dans tous les cas.

Le propriétaire sensé continue à raisonner ainsi : si mon fermier ne paie pas, je puis le contraindre par corps, l’emprisonner, faire judiciairement vendre ses meubles, & judiciairement réduire à la mendicité lui, sa femme & ses enfans ; mais que résultera-t-il de ce trait de barbarie ? Que celui qui voudra lui succéder, bon ou mauvais payeur, me dira : mon devancier s’est ruiné chez vous, vous avez fini par le jeter dans le précipice ; je ne prends votre ferme qu’à un prix bien plus modéré, dans la crainte d’un pareil traitement. Le raisonnement est simple, & sa conséquence est une perte assurée pour le propriétaire.

Propriétaires, soyez humains ; dès-lors vous serez raisonnables, & vous entendrez réellement vos intérêts ; souvenez-vous que vous récoltez là où vous n’avez pas semé ; que celui qui sème & qui vous nourrit ne doit pas périr de misère. N’est-il pas assez malheureux de plier sous la main de fer avec laquelle vous pressurez, sans encore mourir de faim ? Le besoin de vivre, l’espérance de vivre en travaillant, l’ont conduit à une démarche inconsidérée. Il a signé son bail, & vous le punissez de ce que les intempéries de l’atmosphère ont contrarié ses vœux & votre insatiable avidité ! Si vous exigez le paiement à la rigueur, si vous ne faites aucune remise, aucune diminution sur le bail, votre ame est de fer.

Lorsque vous avez contracté avec ce malheureux, le prix du blé se soutenoit, le vin avoit du débit ; les prohibitions se multiplient, la guerre survient, les caves, les greniers sont remplis, la valeur des denrées diminue de moitié, il ne se présente point d’acheteurs ; & ce fermier, en acceptant votre bail, pouvoit-il prévoir cette di-