Page:Rozier - Cours d’agriculture, 1784, tome 5.djvu/520

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rement, & la bienfaisance est assise à côté de la misère. J’ai vu à Rochetaillée, près de Lyon, une pauvre femme, âgée de quatre-vingt-douze ans, infirme, au point que, étendue dans son lit, elle ne pouvoit ni boire, ni manger, ni se tourner, sans le secours de quelqu’un. Cette infortunée, dénuée de tout, étrangère au village, n’a jamais manqué du nécessaire ; ses voisines venoient à tour de rôle, les unes, le matin pour faire son lit, la lever, changer ses linges, lui donner des alimens, attendre qu’elle ait mangé, la recoucher, fermer la porte à clef, placer la clef derrière la chatière, & elles la quittoient pour aller à leur journée à midi. Sur le soir, nouvelle visite, nouveaux soins, & le même zèle qui ne s’est jamais démenti. Cette femme, placée dans un hôpital, auroit été nourrie & servie, j’en conviens ; il auroit fallu que l’hôpital payât & nourrît au moins un serviteur pour elle ; c’est donc doubler la dépense ?

J’ai dit que la bienfaisance étoit assise à côté de la misère, & c’est précisément sur ces deux points que j’ai établi le soulagement des malades. Je ne prétends pas dire que les seigneurs, que les gens riches ne sont pas bienfaisans ; mais comme ils n’ont jamais senti le poids du besoin, ils n’ont en général qu’une idée très-imparfaite de la misère, & la voient dans un lointain qu’ils aperçoivent à peine, tandis que le journalier, la sentant ou la voyant de très-près, secourt son semblable, soit par bonté d’ame, soit parce qu’il présume qu’il aura peut-être besoin d’être secouru à son tour.

Pour exécuter l’établissement dont je veux parler, je n’ai besoin que du concours du seigneur, du curé de la paroisse, de celui de quelques uns des principaux habitans, & des femmes notables du bourg ou du village, qui deviendront dames de charité. C’est sur les soins, le zèle & l’inspection de ces dernières, que je fonde mes plus grandes espérances. Personne n’a le coup-d’œil des femmes pour les objets de détail, pour les petites économies si essentielles ; enfin, personne n’est aussi patient, aussi zélé, aussi adroit auprès des malades. Toutes les voisines de la malade seront les premières à les seconder dans leurs travaux, & le malade sera mieux soigné que dans aucune des maisons de charité les mieux rentées. A-t-on jamais vu dans un village un seul malade abandonné ? Au contraire, le zèle des bonnes gens a un défaut, celui de remplir la chambre de monde, & de prodiguer la nourriture. Sur ce fait, je m’en rapporte aux témoignages de ceux qui habitent les campagnes. Ils y auront vu plus d’une fois le cultivateur partager avec le malade jusqu’à son strict nécessaire, & regretter de ne pouvoir en faire l’entier sacrifice. Que seroit-ce donc si cette pitié, cette bienfaisance étoient dirigées & ménagées avec prudence !

Dans un bourg, dans un village, dans une petite ville, tout le monde se connoît, & les facultés de chacun sont en évidence. Dès-lors on ne craint plus que l’individu aisé réclame des charités, & il est facile de régler jusqu’à quel point le secours doit s’étendre, suivant la faculté de chaque individu. Ce point supposé, que faut-il de plus ? quel-