la boire ; son goût a du rapport avec le vin blanc.
Pour faire cette boisson, on prépare la cassave plus épaisse qu’à l’ordinaire, & quand elle est à moitié cuite, on en prépare des mottes que l’on pose les unes sur les autres ; on les laisse ainsi entassées, jusqu’à ce qu’elles acquièrent un moisi de couleur purpurine.
On prend trois de ces mottes moisies ; & sept à huit patates que l’on rape ; on pétrit le tout ensemble, puis on délaye la pâte avec six onces d’eau ; l’on met fermenter ce mélange pendant vingt-quatre heures. Les naturels de la Guiane l’agitent & le troublent pour en faire usage ; ils ont le plaisir de boire & manger à-la-fois : les Européens passent ce mélange au travers d’un manaret.
Cette liqueur est piquante comme le cidre, & provoque des nausées : plus elle vieillit, plus elle devient pesante & plus elle enivre. Lorsque l’on se contente de préparer la pâte, on peut en faire provision pour un voyage de trois semaines. Les naturels du pays, moins délicats que les Européens, la conservent pendant cinq semaines ; alors elle devient plus violente. On délaye cette pâte comme le vicou dans un vase quand on veut se désaltérer.
Le magnoc est pour l’Amérique, ce que les bleds sont pour l’Europe, & le maïs & le ris pour l’Inde. Le grand art & l’art essentiel, consiste à dépouiller les parties solides de la plante, du suc ou sève quelle contenoit ; ce suc est un poison violent, car dans l’intervalle de vingt-quatre minutes, des chiens, des chats, &c. auxquels on a donné ce suc à la dose d’une once, sont péri dans les horreurs des convulsions, suivies d’évacuations abondantes, &c. Cependant, à l’ouverture des cadavres, M. Firmin n’a trouvé aucun vestige d’inflammation, d’altération dans les viscères, ni de coagulation dans le sang ; d’où il conclud que ce poison n’est pas âcre ou corrosif, qu’il n’agit que sur le genre nerveux, & qu’il fait contracter l’estomac au point de rétrécir sa capacité de plus de moitié. M. Firmin dit avoir guéri un chat empoisonné par le suc de magnoc, avec de l’huile de navette chaude ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est mortel pour les hommes comme pour les animaux. Le suc de roucou, pris sans délai, est, dit-on, le contrepoison de celui du magnoc.
Combien s’est-il écoulé de siècles avant que les habitans de ces contrées soient parvenus à tirer leur principale nourriture d’une plante aussi dangereuse ? Cependant il a fallu l’autorité royale pour forcer les blancs & tous les maîtres des nègres, à assurer chaque jour à ces derniers une petite portion d’une plante qu’ils cultivent & qu’ils arrosent de leur sueur. Par l’édit du roi nommé le code noir, donné à Versailles il y a quelques années, il est expressément ordonné aux habitans des îles françoises, de fournir pour la nourriture de chacun de leurs esclaves, âgé au moins de dix ans, la quantité de deux pots & demi de farine de magnoc par semaine ; le pot contient deux pintes. Ou bien, au défaut de farine, trois cassaves, pesant chacune deux livres & demie. Il a fallu des loix pour taxer la quantité de nourriture qui devoit être donnée à des hommes,