Page:Ruskin - Les Lys du jardin de la reine.djvu/64

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aucunes ressources ; pas de boutique, pas même de bureau de poste. De plus, nous étions très pauvres, et, ce qui est encore pire, étant fille unique et ayant été élevée en vue « d’une grande position », j’étais brillante latiniste et bonne mathématicienne, mais d’une ignorance sublime pour toutes les choses pratiques. Dans ces circonstances extraordinaires, il me fallut apprendre à coudre ! Je constatais avec horreur que les maris étaient sujets à percer leurs bas et perdaient constamment leurs boutons, et que l’on comptait sur moi pour voir à tout cela. Il me fallut aussi apprendre à faire la cuisine, aucune servante capable ne voulant consentir à vivre dans un endroit aussi perdu, et mon mari ayant les digestions difficiles, ce qui compliquait terriblement ma situation. Pour comble de maux, le pain qu’on apportait de Dumfries lui « aigrissait l’estomac » et il était évidemment de mon devoir d’épouse chrétienne de boulanger à la maison. Je fis donc venir le Cottage Economy de Cobbett et j’entrepris de fabriquer une miche de pain. Je n’entendais rien à la fermentation de la pâte et au chauffage des fours ; il se trouva donc que ma miche fut mise au four à l’heure où j’aurais dû moi-même me mettre au lit, et je restai la seule personne éveillée dans une maison située au milieu d’un désert. Une heure sonna, puis deux, puis trois ; et j’étais toujours là, entourée de cette immense solitude, le corps brisé par la fatigue et le cœur oppressé par un sentiment d’abandon et de dégradation. Moi qui avais été si gâtée dans ma famille, dont le bien-être était l’occupation de toute la maison, à qui l’on n’avait