Page:Ruskin - Les Pierres de Venise.djvu/211

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réduits, par la négligence, à cette triste condition. Par malheur, ils ne sont pas sans réputation et leur état a attiré l’attention des autorités et des Académies de Venise. Il arrive fréquemment que des corps publics qui ne débourseraient pas cinq francs pour préserver un tableau, en dépensent cinquante pour le repreindre[1]. Quand j’étais à Venise, en 1846, on se livrait, au même moment, à deux opérations sanitaires dans les deux palais qui renferment les peintures les plus précieuses de la cité, (Au point de vue de la couleur, ce sont les plus précieuses du monde entier). Ces opérations mettent curieusement en lumière l’originalité de la nature humaine : à chaque averse, on posait des seaux sur le plancher de l’école de Saint-Roch pour recevoir la pluie qui traversait, dans le plafond, la peinture du Tintoret, tandis que, au Palais Ducal, les œuvres de Paul Veronese étaient posées elles-mêmes sur le plancher pour être repeintes ! J’ai été témoin de la réillumination du poitrail d’un cheval blanc, au moyen d’une brosse attachée à un bâton long de cinq pieds, voluptueusement trempée dans la vulgaire mixture d’un peintre en bâtiments !

Il s’agissait, naturellement, d’un très grand tableau. Ce procédé a été poursuivi, d’une façon un peu plus destructive bien qu’un peu plus délicate, sur l’ensemble des petits caissons du plafond dans la salle du Grand Conseil et, lorsque je retournai à Venise (1851-52), on en menaçait le « Paradis » du Tintoret (qui était encore dans un état tolerable), la plus grande œuvre de ce peintre et le

  1. Cela s’explique aisément : il y a toujours, à chaque époque et dans tous les pays, de méchants peintres qui croient, consciencieusement, améliorer les tableaux qu’ils retouchent. Leur présomption exerce généralement une grande influence sur l’innocence des Rois et des municipalités. Un charpentier, un couvreur ne sont pas écoutés quand ils réclament la réparation d’un toit, mais le mauvais peintre a une grande influence — et non moins de profit — lorsqu’il réclame la restauration d’une œuvre d’art !