Page:Ruskin et la religion de la beauté.djvu/127

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gisaient ses morts. C’était un merveilleux morceau du monde. Ou plutôt c’était un monde. Cela s’étendait le long de la face des eaux et, le soir, lorsque les capitaines de navires l’apercevaient de leurs mâts, on eût dit seulement une étroite bande de soleil couchant — mais ineffaçable. S’il n’y avait pas eu la puissance de cette ville il leur eût semblé qu’ils faisaient voile dans l’étendue du ciel et que ceci était une grande planète dont le bord oriental s’élargissait à travers l’éther. Un monde d’où tous les soins vulgaires et les mesquines pensées étaient bannis avec tous les éléments pauvres et communs de la vie. Pas de souillure, pas de tumulte dans ces rues clapotantes dont le niveau montait et descendait sous la lune : ou bien une musique cadencée de majestueuses modulations ou bien un pénétrant silence. Aucune muraille faible ne pouvait s’édifier sur elles, aucune basse chaumière, aucun hangar de paille : — seulement la solidité du rocher et le délicat sertissage des pierres les plus précieuses et tout autour, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, encore le doux balancement des eaux impolluées, orgueilleusement pures : aucune fleur, mais non plus aucun chardon ne pouvaient croître dans les plaines brillantes. La puissance éthérée des Alpes s’évanouissait en une suite de hauteurs, au delà du rivage torcellien. Les îles bleues des collines padouénnes y répondant dans l’Ouest doré. Par là-dessus, des vents déchaînés et des nuages de feu courant où ils voulaient, une splendeur venant du Nord et des parfums du Sud, — et les étoiles du soir et du matin claires dans la lumière sans limite de la voûte des cieux et du cercle des mers. Telle fut l’école du Giorgione — telle fut la demeure du Titien.

Tout lui apparaît naturellement en relief, en perspective, en parti pris d’ombre et de lumière.