Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/95

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femmes parlent, penchées, au tibia de ma première patte gauche. La plupart de mes pensées sont tristes ; quelques-unes me consolent. Mais la couleur des premières et des secondes me frappe d’un égal étonnement.

Lorsque la pensée est consolatrice, la femme– qui s’incline vers moi est une grande blonde vêtue de blanc, tandis que la fourmi, autre interprète de la même joie, est du noir ordinaire aux fourmis de mon espèce et ressemble à Aristote. Les femmes qui se plient en deux pour me dire des pensées tristes sont de petites brunes raides, vêtues de noir, en longs voiles de deuil. Les fourmis qui marchent sur une ligne parallèle et dont les antennes frémissent en une langue si différente les mêmes désespoirs sont blanchâtres, de la couleur des nymphes ; sont des nymphes qui marcheraient sans avoir rejeté leur linceul.

Je dis très mal ce que je veux dire, et je ne puis le dire mieux. Mais le lecteur se souvient, j’espère, que mon blanc n’était pas blanc et que mon noir n’était pas votre noir. Je veux seulement exprimer cette singularité qui m’étonna beaucoup : la couleur qui revêtait pour mon esprit d’homme mes pensées joyeuses était la même dont mon imagination de fourmi habillait mes tristesses ; et ce qui formait à gauche la livrée lugubre de mes chagrins devenait, à droite, le costume souriant de mes bonheurs.