Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/97

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loin du nid et le manque de soins suffiraient largement. Et elles multipliaient les questions ironiques et cruelles : « Où ton corps prendra-t-il la force de se retourner ? D’où tes pattes tireront-elles l’énergie de te porter ? Tes yeux et tes antennes découragés sauraient-ils seulement te conduire ? » Et les noirs fantômes de gauche, comme les spectres blancs de droite, concluaient : « Tu es perdue l tu es perdue ! »

Parce que j’ai voulu exprimer ce que mes pensées avaient de singulier, je ne puis vous émouvoir de mon émotion. Je le regrette peu. Des affres aussi terribles furent ressenties. D’autres êtres furent abandonnés à une longue mort sans espoir. Mais nul, je suppose, n’a connu le dualisme noir-blanc de mes joies, le dualisme blanc-noir de mes désespérances.

J’ai dit que ces deux mondes de pensées s’étaient pressés en moi quelques secondes tout au plus. Femmes blanches ou noires, fourmis ou nymphes, toutes en effet me répétaient, les unes sur des tons divers, lugubres ou joyeux, les autres par des mouvements différents, sinistres ou comme lumineux : « Ce moment est le moment irréparable. Un effort peut te sauver. Fais un mouvement que tes amies apercevront, ou chante ton désespoir et elles entendront ta vie. »

II me semble que je parvins à trembloter — oh ! si faiblement ! — des six douleurs qu’étaient mes