Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/15

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une grande route bien ferrée, bien commode, mais plate et monotone, tandis qu’autrefois elle était pleine d’ornières, de difficultés et de charme. Elle courait bravement à son but à travers les champs de blé, les prairies verdoyantes et les bois touffus : on y allait a pied ou à cheval, avec quelques éclaboussures et de joyeux éclats de rire ; aujourd’hui on y va en voiture sans un obstacle et sans un plaisir. En cela, comme en mille autres choses, ah ! que je regrette le temps passé !

Quoi qu’il en soit de la route, le monastère est toujours au bout, et c’est le principal. Puisse au moins le progrès s’arrêter à ses portes et respecter l’œuvre de saint Bernard, qui vit et fructifie depuis des siècles dans sa féconde immutabilité !

Le monastère de la Grande-Trappe est situé dans une vallée au milieu de grands bois qu’il faut traverser pour y parvenir. Ces bois sont comme un rempart naturel qui sépare du monde cette retraite bénie. Il y a là des arbres séculaires, des futaies de chênes et de hêtres entrecoupées d’épais taillis, et des clairières où de petites bruyères roses fleurissent par milliers au soleil de l’été, ces bruyères répandent un parfum doux et chaud et remplissent l’air de senteurs agrestes. Quand on a traversé ce rideau de forêt, on débouche dans une vaste plaine aussi riante que tranquille et silencieuse. À droite et à gauche du chemin, on aperçoit de grands étangs, les uns desséchés et convertis par les trappistes en fertiles prairies, les autres remplis jusqu’au bord d’une eau dormante et pure qui réfléchit tous les feux du soleil tel, mais plus pur et plus tranquille encore, le cœur de ces bons religieux réfléchit dans toute sa splendeur l’image de l’éternelle lumière. Au fond de cette vallée s’élève le monastère, dont un petit mur blanc indique l’enceinte, et dont l’humble clocher frappe de loin les regards. Alentour