Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/195

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde combien les plus grands hommes sont petits et nuisibles en dehors de la foi, et quand on songe que les savants et les ignorants, les académies et les peuples ont fait, pendant un temps, de ces deux grands malfaiteurs publics, l’objet de leur admiration et d’un culte presque idolâtrique, on lève les yeux et les mains vers le ciel, et on se dit que l’intervention du démon est aussi nécessaire que celle de Dieu pour expliquer certaines pages de l’histoire.

J’ai vu Ferney aux portes de Genève ; j’ai vu les traces de cet engouement puéril qui portait les pèlerins de ce fameux domaine à dépouiller de leur écorce les arbres qui avaient abrité Voltaire, et à racler les bancs de bois sur lesquels il s’était assis, pour emporter comme une relique précieuse un peu de la poussière que son contact avait consacrée, et je me suis demandé :

D’où vient cet enthousiasme et ce culte pour une telle mémoire, si ce n’est de l’esprit de mensonge et d’iniquité ? On a fait de Voltaire un grand philosophe, lui qui ignorait les premiers éléments de la philosophie, lui le plus superficiel des hommes, qui n’avait pour tout raisonnement que le sarcasme et la raillerie sacrilège, lui qui, avec tout son prodigieux esprit, connut si peu le cœur humain, qu’il ne sut pas faire une bonne comédie. On a fait un ennemi du despotisme et un grand citoyen de ce courtisan parvenu, qui flatta misérablement les empereurs et les rois, qui applaudissait aux attentats politiques de Catherine, et qui osait écrire à Frédéric II, vainqueur de nos armées, ces paroles les plus bassement adulatrices qu’une main française ait tracées : « Toutes les fois que j’écris à Votre Majesté, je tremble comme nos régiments à Rosbach[1] ! » On a fait une gloire de la France de l’auteur infâme de cet

  1. « Vous souvenez-vous, lui écrivait-il encore, d’une pièce charmante que vous daignâtes m’envoyer il y a plus de quinze ans (peu après Rosbach), dans laquelle vous paignîtes si bien :

    Ce peuple sot et volage,
    Aussi vaillant au pillage
    Que lâche dans les combats !


    (Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 7 décembre 1774.)
    Ce peuple était le peuple français !