Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/42

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« Mon cher***, voici quatorze mois que je suis dans cette maison, ainsi que tu as dû l’apprendre par notre famille. Si tu as été surpris de cette détermination de ma part, sache que personne n’en est plus étonné que moi-même, et que tous les jours je me demande s’il est bien vrai qu’un homme aussi attaché que moi aux choses de la terre, aussi ignorant des choses du ciel, et si peu porté par sa nature à une vie austère ; s’il est vrai, dis-je, que cet homme se soit fait trappiste ! Voilà pourtant le prodige que la grâce a opéré. Elle a ressuscité un cadavre, elle a fait que les ténèbres les plus épaisses sont devenues lumières ! C’est une immense miséricorde, un témoignage admirable de l’amour de Dieu pour sa créature, et c’est moi qui ai le bonheur ineffable d’en être l’objet.

« Comme le grand Apôtre, étonné de ce qui m’arrivait, je demandai au Seigneur ce qu’il voulait que je fisse, et j’acquis la conviction qu’il fallait que je quittasse ma profession et le monde pour embrasser la vie pénitente du trappiste. Quoique je fusse d’une faiblesse extrême par suite de longues fièvres contractées en Afrique, je n’hésitai pas un instant à répondre à l’appel qui m’était fait, persuadé qu’il ne serait pas difficile à Celui qui est l’auteur de la vie de donner à mon corps la force nécessaire pour m’acquitter des devoirs de l’état auquel il m’appelait.

« Ma confiance n’a pas été vaine. Ma santé, loin de s’altérer par les austérités de la règle, s’améliore à tel point que je crains de vivre plus longtemps que je ne le désirerais. Mon visage, qui était d’une maigreur effrayante, est si plein aujourd’hui, que j’en ai honte ; et cependant le trappiste ne fait pas bonne chère, ainsi que tu le verras dans le détail de nos pratiques de chaque jour, que je vais te donner.

« Pendant huit mois de l’année, c’est-à-dire depuis le