Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/45

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avons le bonheur extrême d’avoir été choisis, voilà tout. Juge maintenant si nous devons être fidèles à correspondre à un aussi grand bienfait, et si nous nous trouvons honorés de l’appel qu’il fait de nous le grand Roi ! Aussi sommes-nous effrayés de notre responsabilité, car il est écrit qu’on redemandera beaucoup à celui à qui il aura été beaucoup donné. Et je puis t’assurer qu’ici l’on reçoit si abondamment, qu’à moins d’être déjà au ciel on ne saurait mieux connaître et comprendre les choses éternelles. »

C’est ainsi que les trappistes répondent au mépris affecté, comme à l’hypocrite compassion de leurs détracteurs. C’est ainsi qu’ils comprennent et qu’ils aiment cette vie d’austérités qui excite la pitié des incrédules et des ennemis de l’Église. Sachez-le donc une fois pour toutes, gens au cœur trop sensible, les moines ne veulent pas plus de l’affranchissement que vous leur souhaitez que les prêtres ne veulent de la liberté de se marier, et les peuples de ce paradis du socialisme où les révolutionnaires prétendent les faire tous entrer de gré ou de force. Chacun prend son bonheur où il le trouve : jouissez de vos tristes plaisirs, et laissez les trappistes jouir de leurs privations.

Après cette citation, j’arrive au dernier souvenir que m’a laissé la Trappe de Mortagne.

C’était au mois de septembre 1847 : le roi Louis-Philippe avait annoncé l’intention de visiter le monastère : je n’eus garde de manquer ce curieux spectacle, et, au jour fixé, j’étais à la Trappe longtemps avant l’arrivée du cortège royal. Tout le pays était métamorphosé : l’agitation, le bruit, la foule, avaient remplacé le silence et le calme de cette tranquille campagne. Plus de vingt mille personnes étaient accourues de tous les pays d’alentour, et, faute d’hôtelleries, campaient en plein air ;