Page:Ségur - Témoignages et souvenirs.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je lui demandais comment il avait pris cette étrange résolution, il secouait la tête et me disait :

« Je ne sais pourquoi j’ai fait cette folie, mais je sais que je l’ai faite et que m’y voilà pour sept ans ! Mes parents ne sont pas assez riches pour me racheter et je ne le leur demanderai jamais ; ils ont mes frères et mes sœurs à élever. Le vin est tiré, il faut le boire… mais c’est un vin bien amer, ajoutait-il en souriant tristement, et j’aimerais mieux ma bonne bière de Strasbourg. »

C’est ainsi que le jeune étudiant alsacien se trouvait, sous la capote du soldat, en garnison à Paris, et c’est ainsi que l’on voit tous les jours tant d’autres jeunes gens gâter et perdre leur jeunesse et leur vie par irréflexion, par étourderie, comme à plaisir. Car est-ce faire autre chose que de se jeter tête basse et les yeux fermés dans une carrière qu’on ne connaît pas, qu’on détestera peut-être le lendemain du jour où on la connaîtra, et dont, par suite, on remplira mal les devoirs ? Certes, la carrière militaire est grande et sainte, et nul ne l’admire plus que moi. Après celle du prêtre, elle est belle entre toutes, parce que, plus que toute autre, elle exige du dévouement et du sacrifice ; mais, pour en être digne, il y faut entrer par la bonne porte, par la porte du devoir et de la réflexion. Les bons soldats, vraiment dignes de leur uniforme, sont, ou ces braves jeunes gens que le sort appelle tous les ans sous les drapeaux et qui répondent noblement et simplement à cet appel de la patrie, ou ces engagés volontaires qui se font soldats parce qu’ils sentent vibrer en eux cette sublime vocation des armes, apanage des fortes races et des âmes élevées. Quant à ces enfants qui s’engagent par coup de tête, par désespoir, par caprice, et qui ne prennent le régiment que comme un pis aller, je ne crois pas me tromper en disant que ceux-là sont, pour la plupart, de tristes soldats