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DES BIENFAITS, LIVRE II.

empruntée, ou sollicitée, il a consenti à se charger d’une lourde obligation. Mettras-tu sur la même ligne l’auteur d’une largesse qui ne l’a point gêné et l’homme qui s’est endetté pour donner ?

Souvent c’est la circonstance, non la somme, qui fait la grandeur du bienfait. C’en est un que le don d’une terre capable par sa fertilité de remédier à la disette d’un pays ; c’en est un que le morceau de pain offert à l’affamé. C’est un bienfait que la donation de vastes contrées traversées de rivières nombreuses et navigables ; c’en est un d’indiquer à l’homme consumé par la soif et qui tire à peine quelque souffle d’un gosier desséché la source qui le désaltérera. Qui comparera ces différences ? Qui les pèsera ? La décision est difficile, quand ce n’est pas la chose, mais son importance, qui est en question. Les dons fussent-ils les mêmes, si la façon de les faire est autre, ils n’ont plus le même poids. On m’a rendu service, mais de mauvaise grâce ; mais on a témoigné du regret de m’avoir servi, mais on m’a regardé avec plus de hauteur que de coutume : on m’a donné si tard qu’on m’eût obligé davantage par un prompt refus. Comment le juge entrera-t-il dans l’appréciation de ces services, quand le langage, l’hésitation, l’air du visage en détruisent le mérite ?

IX. Ajouterai-je que certains bienfaits ne doivent ce nom qu’à nos extrêmes désirs ; et que d’autres, qu’on ne classe pas sous, ce titre banal, ont plus de prix quoique ayant moins d’éclat ? C’en est un, penses-tu, que de nous conférer le droit de cité dans un puissant État, de nous faire asseoir aux bancs des chevaliers, de nous défendre d’une accusation capitale ; mais nous donner d’utiles conseils ; mais nous retenir sur la pente du crime ; mais désarmer le suicide ; mais par d’heureuses consolations réconforter le désespoir, et, quand il veut suivre au tombeau ceux qu’il regrette, le réconcilier avec la vie ; mais veiller au chevet d’un malade, et si sa santé, son salut dépendent d’un moment, épier et saisir l’instant propice à l’alimentation, ou ranimer par le vin ses artères défaillantes et lui amener le médecin qui l’arrache au trépas, de tels services peuvent-ils s’estimer, et ordonnera-t-on de les compenser par des services d’autre nature ? Cet homme t’a donné une maison : moi je t’ai averti que la tienne allait crouler sur toi. Il t’a donné un patrimoine, et moi une planche dans le naufrage. Il a combattu pour toi, et son sang a coulé ; moi je t’ai sauvé la vie par mon silence. Comme les bienfaits se reçoivent en