point de gloire à être reconnaissant, s’il n’y a sûreté pour l’ingratitude.
Ajoute que pour appliquer cette seule loi tous les tribunaux suffiraient à peine. Qui n’actionnerait pas, et qui ne serait pas actionné ? Il n’est personne qui n’élève trop haut, personne qui n’amplifie les moindres services qu’il a rendus. D’ailleurs tout ce qui rentre dans le domaine légal peut se spécifier et ne laisse pas au juge une latitude indéfinie. Aussi le sort d’une bonne cause paraît-il moins chanceux devant le juge qu’auprès d’un arbitre ; parce que les textes enferment le premier et lui posent des limites qu’il ne saurait franchir, tandis que le second est libre, et qu’aucun lien n’enchaîne sa conscience : il peut retrancher, il peut ajouter et régler sa sentence non d’après la loi et les prescriptions juridiques, mais selon l’impulsion de l’humanité et de la pitié. L’action contre l’ingrat, loin de lier le juge, le constituerait libre et souverain. Car qu’est-ce que le bienfait ? Rien ne le détermine ; et puis l’évaluation en dépendrait de l’interprétation plus ou moins bienveillante du magistrat. Qu’est-ce que l’ingrat ? Point de loi qui le définisse. Plusieurs le sont, bien qu’ayant rendu ce qui leur fut donné ; comme d’autres, qui n’ont rien rendu, ne le sont point. Un magistrat, même inhabile, peut, sur certains cas, porter son arrêt, quand il faut décider si tel fait existe ou non, ou quand la présentation d’un garant fait évanouir la contestation. Mais quand le pur raisonnement doit prononcer entre les parties, c’est la présomption morale qu’il faut suivre. Dès qu’il s’élève un différend que la sagesse seule peut trancher, on ne saurait pour cela prendre un juge dans la foule des selecti inscrits au tableau d’après le cens et comme fils de chevaliers[1].
VIII. Ce n’est donc pas que la question ait semblé peu digne d’être déférée au juge ; c’est qu’on n’a point trouvé de juge capable de l’apprécier. Et tu n’en seras pas surpris, si tu pèses bien ce que présenterait de difficulté toute cause de cette nature. Tel m’a donné une forte somme, mais il est riche : le sacrifice pour lui est insensible. Tel autre m’a donné autant, mais il y perd tout son patrimoine. Si la somme est la même, quelle différence dans le bienfait ! Second exemple : un homme paye pour un débiteur adjugé à son créancier, mais il avait l’argent chez lui ; un autre avance la même somme, mais il l’a
- ↑ Sorte de Jury formé tous les ans par le prêteur. Voy. Esprit des lois, XI, xviii.