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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

circonvenu, on m’en a imposé ! » Le bienfaiteur n’a là aucun tort : c’est à l’homme supposé reconnaissant que j’ai donné. « Mais si tu as promis d’obliger quelqu’un qu’ensuite tu saches n’être qu’un ingrat, l’obligeras-tu ou non ? Si tu le fais, tu pèches sciemment : tu donnes à qui tu ne dois pas donner. Si tu refuses, tu pèches encore en ne donnant pas à qui tu as promis. Ici chancellent votre assurance et cette orgueilleuse prétention : que le sage ne se repent jamais de ses actes, ne corrige jamais ce qu’il a fait et ne change point de résolution. » Non, le sage ne change point de résolution, toutes choses demeurant ce qu’elles étaient lorsqu’il l’a prise. Jamais le repentir ne le gagne, parce qu’on ne pouvait à ce moment faire mieux que ce qu’on a fait, décider mieux que ce qu’on a décidé. Du reste il ne s’engagera qu’avec cette restriction : s’il n’arrive rien qui empêche. Et si nous disons que tout lui réussit, que rien n’arrive contre son attente, c’est qu’il prévoit dans sa pensée que tel incident peut s’offrir qui mette obstacle à ses desseins. Au sot vulgaire cette présomption qui compte avoir pour soi la Fortune ; le sage raisonne l’une et l’autre chance. Il sait tout ce que peut l’erreur, que d’incertitude ont les choses humaines, que d’oppositions traversent nos projets. Il suit d’une marche circonspecte la double et changeante face du sort, et ses résolutions sont certaines devant un avenir incertain. Or la restriction sans laquelle il ne projette, il n’entreprend rien, est encore ici sa sauvegarde.

XXXV. J’ai promis mon bienfait, sauf le cas éventuel où je devrais ne rien donner. Car que direz-vous si ce que j’ai promis à cet homme la patrie l’exige de moi pour elle-même ; si l’on porte une loi qui défende à tous de faire ce à quoi je m’étais engagé envers mon ami ? Je t’ai promis ma fille en mariage : j’ai reconnu ensuite que tu es étranger ; je ne puis m’allier à un étranger : mon excuse est cette même loi qui me l’interdit. Je n’aurai trahi mon engagement, on ne m’accusera d’infidélité que si, toutes choses étant dans le même état qu’au moment de mon obligation, je manque à l’exécuter. Un seul point changé me laisse libre de délibérer de nouveau et me dégage de ma parole. J’ai promis de t’assister en justice, mais je viens à découvrir que par ton procès tu cherchais à nuire à mon père ; j’ai promis de partir avec toi pour l’étranger, mais on m’annonce que la route est infestée de brigands ; je devais pour toi comparaître en personne, mais la maladie de mon fils, mais les couches de ma femme me retiennent.