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Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/66

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Au surplus le mot de Bias n’exclut pas celui de Stilpon. Diogène Lâërce rapporte ainsi l’anecdote. « Demetrius, fils d’Antigone, ayant pris Mégare, ordonna non-seulement qu’on épargnât sa maison, mais aussi qu’on lui restituât ce qui lui avait été enlevé… On ne m’a rien pris, répondit Stilpon, on n’a point touché à ce qui m’appartient ; je possède encore mon éloquence et ma science. Puis, à cette occasion, il exhorta le roi à se montrer généreux envers les hommes, et il lui parla avec tant de force que Demetrius se conduisit en tout par ses conseils. »

Il faut convenir qu’ici le philosophe de Mégare joue un plus beau rôle que celui que lui prête Sénèque. « Je voudrais, dit Bayle, que Sénèque n’eût point supposé que Stilpon avait perdu sa femme et ses enfans : car c’est pousser un peu loin la philosophie, que de se vanter qu’en ce cas même on n’avait rien perdu. C’est apparemment une fausse glose de Sénèque ; il n’y a que lui qui fasse mention de cette perte. Diogène Laërce n’en parle point, ni Plutarque dans les deux endroits où il rappelle la réponse de Stilpon, savoir au traité de Educat, puer., et au traité de Animi tranquillitate (Dictionn. critique, rem. F de l’art. Stilpon) ». Bayle aurait pu ajouter que le même Plutarque rappelle encore cette réponse dans la vie de Demetrius Poliorcète.

Ce passage de Sénèque a excité l’impétueuse indignation de Diderot :

« Je ne le dissimulerai pas, dit-il, je suis révolté du mot de Stilpon et du commentaire de Sénèque : « Je me suis échappé à travers les décombres de ma maison ; j’ai trempé mes pieds dans les ruisseaux du sang de mes concitoyens égorgés ; j’ai vu ma patrie jetée dans l’esclavage ; mes filles m’ont été ravies ; au milieu du désastre général, je ne sais ce qu’elles sont devenues ; mais qu’est-ce que cela me fait à moi ?… » Qu’est-ce que cela te fait, homme de bronze !… « Je n’ai rien perdu… » Si tu n’as rien perdu, il faut que tu sois étrangement isolé de tout ce qui nous est cher, de toutes les choses sacrées pour les autres hommes. Si ces objets ne tiennent au stoïcien que comme son mouvement, je ne suis point stoïcien, et je m’en fais gloire ; ils tiennent à ma peau, on ne saurait me séparer d’eux sans me déchirer, sans me faire pousser des cris. Si le sage tel que toi ne se trouve qu’une fois, tant mieux ; s’il faut lui ressembler, je jure de n’être jamais sage.