Aller au contenu

Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
DE LA COLÈRE, LIVRE III.

perçait dans un banquet et perçant de sa main son cher Clitus, son ami d’enfance, qui, peu enclin à flatter, répugnait à passer de la liberté macédonienne aux serviles habitudes de Perse. Le même livra à la rage d’un lion Lysimaque, également son ami. Or ce Lysimaque, échappé par un heureux hasard à la dent du lion, en devint-il lui-même plus doux lorsqu’il régna ? Eh non ! il mutila affreusement Télesphore de Rhodes, son ami, lui fit couper le nez et les oreilles, et le nourrit longtemps dans une cage comme quelque animal inconnu et extraordinaire, sorte de tronc vivant, plaie difforme, qui n’avait plus rien de la face humaine. Et puis c’était la faim, c’étaient les souillures d’un corps immonde laissé dans sa propre fange, courbé sur ses genoux, sur ses mains calleuses qui lui servaient forcément de pieds dans son étroite prison ; et des flancs ulcérés par le frottement des barreaux : figure non moins hideuse qu’effroyable à voir. Son supplice en avait fait un monstre qui repoussait même la pitié. Mais quoique le patient ne ressemblât plus à un homme, le bourreau y ressemblait moins encore(11).

XVIII. Plût aux dieux que l’étranger eût gardé chez lui de tels exemples de cruauté, et qu’on n’eût point vu passer dans nos mœurs avec d’autres vices d’emprunt, la barbarie des supplices et des vengeances ! Ce M. Marius(12), à qui le peuple avait dressé des statues dans tous les carrefours, et prodigué l’encens, le vin des libations, les prières, eut les jambes rompues par ordre de Sylla, les yeux arrachés, les mains coupées ; et comme s’il eût pu subir autant de morts que de tortures, il fut déchiré lentement dans chacun de ses membres. Quel fut l’exécuteur de ces ordres sanguinaires ? qui, sinon Catilina, dont les mains s’exerçaient dès lors à tous les attentats ? Il déchiquetait sa victime sur le tombeau du plus doux des mortels, sur la cendre indignée de Catulus. Là un homme de funeste exemple, populaire toutefois, et qui fut aimé plutôt sans mesure que sans motif, perdait tout son sang goutte à goutte. Marius méritait de subir tout cela, Sylla de l’ordonner, Catilina d’y prêter ses mains ; mais qu’avait fait la République pour se voir percer le sein tour à tour et par ses ennemis et par ses vengeurs ?

Mais pourquoi remonter si loin ? Naguère Caligula fit, dans la même journée, battre de verges Sextus Papinius, fils de consulaire, Betilienus Bassus son questeur et fils de son intendant, et d’autres, tant chevaliers romains que sénateurs ; puis il les mit à la torture, non pour en tirer quelque aveu, mais pour s’amuser. Ensuite, impatient de tout retard dans ses jouissances,