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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

que sa cruauté voulait[1] complètes et sans délai, tout en se promenant dans cette allée des jardins de sa mère qui passe entre le portique et le fleuve, il fit venir quelques-uns d’eux, avec des matrones et d’autres sénateurs, pour les décoller aux flambeaux. Qui le pressait ? Quel danger personnel ou public le délai d’une nuit laissait-il craindre ? Il coûtait si peu d’attendre l’aurore, de quitter enfin sa chaussure de table pour mettre à mort des sénateurs romains !

XIX. Jusqu’où allait son insolente cruauté ! Il est à propos qu’on le sache, bien que ceci semble une digression étrangère et hors de mon sujet ; mais cette insolence même est un des traits de la colère, quand, dans sa rage, elle passe toutes les bornes. Il avait battu de verges des sénateurs ; or, grâce à ses faits précédents, on pouvait dire : « C’est chose ordinaire. » Il les avait torturés par tout ce que la nature offrait de plus horrible, les cordes, les planches hérissées de clous, les chevalets, le feu, son odieux visage(13). Mais, me dira-t-on, est-ce merveille que trois sénateurs soient, comme de méchants esclaves, passés par les lanières et les flammes à la voix de l’homme qui méditait d’égorger en masse le sénat, et qui souhaitait que le peuple romain n’eut qu’une tête, pour que les forfaits de son prince, divisés par les distances et le temps, fussent concentrés en un jour et dans un seul coup ? Quoi de plus inouï qu’un supplice nocturne ? D’ordinaire le brigand assassine dans l’ombre ; les châtiments légaux sont publics, et plus ils le sont, plus ils servent à l’exemple et à l’amendement de tous. Ici encore on va me dire : « Ce qui t’étonne si fort est journalier pour ce tigre : c’est pour cela qu’il vit, pour cela qu’il veille, c’est à cela qu’il emploie ses nuits. »

Certes, nul après lui ne se rencontrera qui ordonne d’enfoncer une éponge dans la bouche de ses victimes, pour y étouffer leurs dernières paroles. A-t-on jamais, à un mourant, ravi la faculté de gémir ? Il a craint, lui, qu’une voix libre ne sortît des tourments de l’agonie et ne lui dît ce qu’il ne voulait pas ouïr. Il avait la conscience des horreurs sans nombre que nul, hormis à l’heure suprême, n’oserait lui reprocher. Comme on ne trouvait pas d’éponges, il commanda de déchirer les vêtements de ces infortunés, et de leur remplir la bouche avec ces lambeaux. Quelle barbarie est-ce là ? Permets-leur donc de rendre le dernier soupir : donne passage à cette âme

  1. Je lis ingentem au lieu d'ingens. D’autres manusc. : inquies.